dimanche 26 novembre 2017

Souvenirs himalayens : entre éternité et modernité...

Leh, le 3 septembre 2017

Nous terminons le petit déjeuner de Jet Airlines et les premiers massifs neigeux apparaissent derrière le hublot.
Notre avion serpente entre les montagnes et atterrit au milieu du Ladakh...
Entre fatigue d'une nuit blanche et fatigue d'altitude, il faudra plusieurs heures à Xavier pour remonter les vélos, et à moi pour l'assister comme je le peux.
Soleil aveuglant. Nous filons sur la route principale qui rejoint le centre ville. Nous nous attendions à un trafic indien anarchique, mais il nous aura fallu plusieurs kilomètres pour comprendre que c'est nous qui n'étions pas à notre place... nous sommes en Inde, ça roule à gauche ! Pardon Monsieur.

Leh, 3500 mètres d'altitude.
C'était le programme, et nous le respectons. Une semaine de repos pour s'acclimater à un air sec où l'oxygène se fait plus rare. Le rythme cardiaque s'accélère et la moindre irrégularité dans la respiration nous essouffle.
Leh et ses ruelles. Ses cireurs de chaussures et ses cordonniers, ses vendeuses de légumes et leur étalage sur le trottoir, ses couturiers assis en tailleurs au pied de leur machine à coudre, ses agences de trek et ses boutiques de pashminas pour touristes... Les camions indiens font chanter leur klaxon, tandis que nous goûtons les premiers dals et chapatis.
Nous découvrons les visages de ceux qui habitent ces vallées himalayennes. Un mélange foisonnant de Ladakhis et de réfugiés tibétains bouddhistes, de Kashmiris musulmans, de Sikhs et certainement tant d'autres que nous ne reconnaissons pas. Parmi eux, des indiens de Dehli, Bombay et du reste du pays qui viennent tenir le commerce pour la saison. Des visages hétérogènes et fascinants. Des yeux noirs brillants ou bleu azur, des barbes soigneusement peignées ou de simples moustaches, des turbans colorés ou des bonnets de laine, de longs nez ou des mentons prédominants... Un maigre échantillon du multi-éthnisme indien, et un petit aperçu des minorités du coin. Militaires en treillis kakis et moines en robe couleur safran, nous sommes dans le coin nord-est de l'Inde, à deux pas du Pakistan, de la Chine et du Tibet...
Sorte de bourg d'altitude où fuse une activité touristique florissante, Leh dégage encore une atmosphère sereine qui arrête pèlerins et nomades en tout genre, touristes indiens et randonneurs occidentaux. Nous écoutons les histoires de chacun, assis en terrasse sous le regard intimidant des sommets enneigés, à la table d'un restaurant punjabi sous le regard curieux des kashmiris à turban, ou dans la nouvelle rue piétonne sous le regard fainéant des chiens assoupis.

Mon formatage d'urbaniste me collant à la peau, nous retrouvons Paul, architecte indien en charge de quelques projets dans la région. Comme les dizaines de chantiers le laissaient présager, Leh est en plein changement. Le tourisme explose depuis ces cinq dernières années et affiche une croissance de 20% par rapport à l'année passée. Si le tourisme occidental stagne (voir régresse), en raison peut-être des tensions dans le Cachemire à quelques centaines de kilomètres de là, le tourisme indien se massifie. Un tourisme plus riche et consommateur nous dit-on, en recherche express de cols mythiques tout en gardant le confort de Bombay ou de Dehli. A côté des chambres d'hôte traditionnelles s'érigent des hôtels et des cottages.
La machine s'emballe, et les pancartes sensibilisant aux déchets et les sachets de papier dans les échoppes semblent n'être qu'une illusion de conscience environnementale. On construit au moins cher et le plus haut possible. Les matériaux modernes glacent les nouvelles chambres, et les hôtels se cachent les uns les autres de la chaleur du soleil. L'eau potable est rare et précieuse, et les sanitaires relarguent en masse les eaux usées dans les fossés.
Le gouvernement local prend en charge le surcoût de production et d'acheminement de l'électricité et du carburant. Aucun intérêt économique donc pour les habitants d'installer des panneaux solaires ou de garder un potager. Construire de nouvelles chambres luxueuses à louer au prochain printemps et bien plus lucratif et permet d'acheter plus de produits bon marché importés du Cachemire ou de la plaine du Gange. Les familles s'enrichissent quelque peu, et disposent des ressources pour s'installer plus bas dans la vallée en saison hivernale. Plus besoin de vache dans le jardin, plus de champs à récolter. Perte des traditions et disparition des fêtes villageoises. Les producteurs de films en recherche d'images ladakhies se succèdent, et l'organisation de marathons les plus hauts du monde attirent les sportifs de tout le pays.

Le 9 septembre 2017

Le permis en poche, nous partons pour quelques jours dans les alentours, malgré l'estomac tourmenté de Xavier. Nous nous rapprochons du premier col à 5300 mètres d'altitude, et sommes ravis de s'être allégés depuis notre départ de France.
Nous avançons lentement sur une petite route qui monte plus qu'on ne l'imaginait. Aucun symptôme alarmant. Ni mal de tête ni vomissement, à l'instar de touristes indiens qui montent en deux jours depuis Dehli. Pourtant, tout changement dans l'organisme prend une autre dimension... L'heure tourne bien plus vite que nos roues. Bientôt 12h d'ascension, et je suis épuisée. Le froid m'envahit, et le dernier kilomètre sur une piste qui empire devient insurmontable. Je pousse un vélo qui me parait peser une tonne, et chaque pas me couple le souffle. Colère d'impuissance, impuissante colère...
Les drapeaux tibétains virevoltent sur la ligne d'horizon alors que la nuit et les nuages s'installent peu à peu : nous arrivons enfin. Nous avons tout juste le temps de nous habiller avec nos plus chaudes affaires et de descendre le plus bas possible pour dormir. Nous effrayons quelques yaks endormis en bord de piste.
Descente d'un col à 5300m de nuit, sur une piste avec averses de neiges, et plantage de tente en terrain escarpé où torrents et pierriers dévalent des sommets. Conditions optimales. 4600m... Pourtant épuisés, l'altitude nous maintient éveillés pendant une heure dans nos sacs de couchages, avant de plonger dans un sommeil tant attendu...

Les Monts du Karakorum s'étirent à l'horizon, chameaux et dunes de sable occupent le fond de la vallée de la Nubra. Les monastères accrochés aux montagnes scintillent la nuit, et les chants bouddhistes retentissent à l'aube.
Nous attaquons le deuxième col à 5300 m. Moindre impression de mal de tête ou de vertige, et je pose le pied. Je regarde avec insistance mes doigts et mes lèvres que je trouve toujours trop bleutés. A partir de quand et de quoi faut-il s'inquiéter ? Nous arrivons en haut, et les militaires nous attendent. "Well done, good job !" Thanks mates.
L'horizon est incroyablement clair. Impression de hauteur. Toit du monde. Nous y voilà, sous nos pieds, le Haut Himalaya...

Le 19 septembre 2017

Ayant fait le plein de sommeil et des sacoches, nous reprenons la route pour plusieurs semaines avec des prévisions météo qui promettent de l'instabilité dans l'air... Prémisses de l'hiver.
Nous remontons la vallée de l'Indus, au grès des allers et retours incessants des camions de l'armée et de leur noir fumée. A la porte d'une Chine offensive et d'un Tibet tant disputé, la région est hautement stratégique. Des milliards de roupies de l'Etat indien sont transférés aux gouvernements locaux, les routes sont financées par l'armée, et des bases militaires ponctuent notre itinéraire...
Ayant trouvé un abri dans un ancien bâtiment de l'"Organisation des Routes Frontalières", nous sommes repérés par deux soldats du camp de base à quelques dizaines de mètres en contre-bas. Cherchant à comprendre ce que nous faisons là, ils s'assurent que nous ayons tout ce qu'il faut. Nourriture, vêtements chauds, tente, sacs de couchage ? Affirmatif. Eau ? Ah, eau, on veut bien un nouveau plein. Je les suis au camp de base. Le chef, sergent ou colonel s'avance au milieu des autres habits kakis. On m'apporte de l'eau, des pommes, un pot de confiture. "Ils pourraient dormir ici ? Non, ils ont déjà tout monté là-haut". On me raccompagne, et nous marquons un arrêt devant le temple du camp. Tout le monde est là : Allah, Jésus, et Bouddha.

Nous alternons entre une journée d'ascension et une journée de faux plat avec un vent de face qui nous enrage.
Nous passons d'un versant à un autre, et les paysages les plus surprenants se présentent à nous. Canyons sableux où serpentent des méandres d'une eau turquoise. Falaises noires et rochers brillants, comme vernis au pinceau, dévoilent un magma rétracté depuis si longtemps. Pierriers rouges, bleus pétrole ou blancs. Glaciers parsemés. Grottes et résurgences d'où dévalent des cascades...
Par endroit, des tentes de cantonniers, ouvriers pauvres venus du Bihar ou du Népal, enfouissant la fibre optique ou taillant d'infinis tas de cailloux à deux pas des grands cols, un foulard sur le visage au milieu de la fumée étouffante des machines de chantier...

Troisième col à 5300 m d'altitude en vue. Ces cols nous demandent une énergie importante et chaque approche m'inquiète... Le vent glacial de l'aube s'efface devant les rayons du soleil qui nous accompagnent jusqu'en haut. Au col, les camions militaires s'arrêtent, et les soldats prennent quelques photos. Le paysage, la stupa, nos vélos, les soldats sur nos vélos...

Le dernier grand col (4600 m) sur notre route nous fait basculer dans la vallée de la Spitty. Près de deux jours pour faire 50 km sur une piste qui se transforme en pierriers et cours d'eau.
Le vent se calme enfin, et les versants automnaux semblent réchauffer une vallée où abondent terrasses agricoles et villages permanents. Les feuilles des arbres ornent d'une fine dorure les cours d'eau turquoises qui descendent des glaciers. Accalmie. Sorte de répit dans ces étendues vertigineuses et infinies. Nous descendons en deçà des 4000 m, récoltes de blé et premiers labours sont le témoin de conditions de vie plus clémentes.
Les postes de contrôle et les cœurs de village nous rappellent nos entrées et sorties dans les zones tibétaines disputées. Ses ruelles mystérieuses où l'on plait à s'engager dans l'espoir de s'y perdre, pour y découvrir de nouveaux détails de la vie quotidienne tibétaine.

Le 3 octobre 2017

Pause. Repas riches et variés, douche chaude et vêtements fraîchement lavés, Karan nous invite dans son hôtel-restaurant et raconte son quotidien.
Comme dans le Ladakh, le tourisme de masse fleurit bien plus vite que les régulations et les engagements politiques pour préserver la vallée et partager les bénéfices des retombées économiques. Ici encore, les multinationales agricoles ont leuré les paysans qui continuent d'acheter des graines hybrides et d'augmenter les intrants pour compenser un sol en perte de rendement. Vestiges d'une "révolution verte" réussie. Russie, Mongolie, Chine, Inde. Même rengaine, mêmes problèmes.
"Stay as a traveler, not as a tourist", quelques phrases peintes sur les murs. Du comptoir aux présentoirs, quelques produits locaux : broderies, crochet, miel, cumin sauvage ou fruits séchés. Karan nous explique comment il cherche à promouvoir l'artisanat local, pour offrir une alternative de consommation à un tourisme qui se massifie, tout en diffusant ses retombées financières...
Les plats vont et viennent autour de nous, et nous sourions en voyant sur son ardoise quelques plats français. Ni une ni deux, nous avons son accord et son enthousiasme pour passer en cuisine et apprendre ce que nous pourrions à son chef. Il faut choisir les recettes en fonction des ingrédients disponibles. Cordon bleu, œufs mimosa, quiche aux légumes et... îles flottantes. Mes premières îles flottantes, à 3800 m d'altitude. Autant dire que, pour monter les œufs en neige, il a fallu s'y prendre à deux fois. Les commandes sont passées, les plats arrivent en salle, et Karan rit à me voir si inquiète. Les assiettes sont vides : c'est gagné ! Enfin. Enfin le contentement d'avoir pu apporter quelques chose à ceux qui nous accueillent...

Nous récupérons nos nouveaux permis pour continuer sortir de la vallée et ses enclaves tibétaines, et quittons peu à peu les paysages désertiques himalayens, tant rassurée d'en finir avec ces cols si élevés que nostalgique de quitter ces espaces intemporels. Les photos sont là pour nous permettre d'y croire et de réincarner ces souvenirs impalpables.

Les premières petites villes indiennes émergent des fonds de vallées. Maisons en cube de béton coloré, klaxons et "boxon". Les femmes en sari orangé, les babas en robe rouge, les vaches sacrées le museau dans les poubelles, les bus bondés. Il devient impossible de regarder ce nouveau spectacle, fourmillement nouveau, et de garder le cap sur la route et ses dangers. S'arrêter pour observer.
Bruit de jour, bruit de nuit. Bouffée d'angoisse. L'inde se rapproche. Aperçu de ce monstre noir que j'appréhende tant.
Nous retardons notre descente dans la plaine et cherchons les petites routes les plus au nord de l'Etat de l'Uttarakhand. Nous cumulons entre 700 et 1000m de dénivelé par jour, au milieu d'opulentes étendues forestières et de milliers de terrasses agricoles en escaliers. Comme parachutés dans un autre pays, la jungle se déploie devant nous. Singes en bord de route et bananiers près des maisons.

Le 16 octobre 2017

Son père lui donne le feu vert, la jeune fille nous emmène chez elle. Je l'attendais cette rencontre. Plus de deux mois à pédaler sans pouvoir découvrir autant qu'on le voudrait la vie de ceux d'ici. Je la convainc de me laisser la suivre dans les terrasses alentours où elle va soigner les bêtes. 14 ans, en âge d'être mariée à un inconnu. Je l'observe sur ces sentiers escarpés, la serpette dans une main et le pas sûr dans ses maigres claquettes en plastique. Les unes après les autres, elle couche sur le sol des gerbes d'herbe fraîche, tandis que le dernier chanteur à la mode grésille dans le haut-parleur de son téléphone portable.
Sa mère nous rejoint vers les buffles en attente de leur repas du soir... Elle lui reproche de m'avoir amenée dans ces terrasses trop dangereuses, tout en ramassant à la main le fumier accumulé de la journée. La mère, puis la cousine, la tante... Que les femmes himalayennes sont belles. Que j'aimerai pouvoir entendre leur regard et comprendre leur monde qui m'est inaccessible.
Après l'école, la coupe de l'herbe et la traite, elle s'affaire en cuisine pour préparer le dîner. Accroupie sur la terre battue, elle pétrit la pâte à chapati, la cocotte en alu siffle un riz sous pression et le feu crépite dans le four en terre cuite. Le père patiente devant la télé, le frère joue au kriket dans la cour et, en tant qu'invitée, je n'ai pas le droit d'aider ces femmes au dos cassé par les heures de récolte et de portage.
"Guests are God", nous sommes accueillis comme des Dieux. On m'invite à prendre place près de Xavier et des hommes de la maisonnée, goûter le whisky ou l'alcool de riz, mais je demande bien vite à rejoindre les femmes en cuisine. Surprises ou gênées, je m'assoie comme elle sur le sol en terre battue et regarde les chapatis gonfler sur les braises. Elles observent mes photos de familles, puis me mettent au défi des chapatis. Pas d'inquiétude, les leurs ressemblaient au miens la première fois. Riant avec elles, je les observe une à une, accroupies dans ce brouillard enfumé. Je lutte pour rester avec elle, et m'imbiber de la force qu'incarnent ces femmes à mes yeux...

Les terrains escarpés et les toit des maisons bien souvent occupés par les graines en attente d'être tamisées, il faut redoubler d'ingéniosité pour trouver quelques mètres carrés. Les habitants acceptent de nous aider, aucun ne nous laisse repartir à la nuit tombée.
Toit de magasins, devantures de restaurants, maisons forestières, centres éducatifs, habitations en construction... Une diversité d'abris qui nous ouvre autant de point de vue sur la vie himalayenne d'aujourd'hui, et qui implique aussi d'en accepter le quotidien de ceux d'ici. Les pétards qui résonnent au crépuscule pour fêter Diwali, les klaxons sans répit, les discussions à voix haute à 5h du matin à deux pas de notre lit...
Nous trouvons refuge dans un institut universitaire et son directeur nous donne de nouvelles clefs de lecture. La rénovation des routes et l'implantation d'écoles et centres universitaires dans ces espaces oubliés sont essentiels pour réduire les risques d'une occupation chinoise. Ici comme ailleurs en Inde, nous raconte-t-il, les pratiques infinies de corruption compromettent toute tentative de développement. "Tout le monde est corrompu. Moi-même je le suis ! C'est comme inscrit en nous depuis l'occupation britannique, et nous n'arrivons pas à nous en défaire."

Le 26 octobre 2017

"Tu veux voir mon Dieu ?", "Pas besoin de le voir pour y croire, nous croyons celui qui a vu"... Ah, oui, bien sûr. Babas en bord de route, l'Inde hindoue se dévoile peu à peu.
Et puis, nous entrons dans cette culture indienne imprévisible, où l'intimité et l'espace privé n'existent pas. Où il faut accepter l'inconnu qui s'assoit sur notre lit à 5 h du matin et réveille Xavier pour lui demander une cigarette, et ignorer ces yeux ronds qui vous reluquent du matin au soir sans dire un mot. Où l’ego se manifeste plusieurs fois par jour, avec des inconnus qui vous arrêtent en bord de route pour un selfie et pour vous ajouter sur Facebook. Où ma conception du respect et de la considération se délite sous la pression des klaxons...
Je crois bien avoir engueulé les indiens pour (ce que je considère être) leur imprudence et leur indécence, autant de fois que j'ai pu les avoir remercié pour leur aide et leur gentillesse...