dimanche 10 février 2019

Peuples et paysages du Laos : que leur laisseront-ils ?

Hueixay (frontière nord Thaïlande-Laos), le 20 janvier 2019

Devant le poste de l'immigration côté laosien, le ton est donné sans ambiguïté. Le mémorial de "ChinaAid" (ONG chrétienne chinoise) et l'"Office du tourisme et du commerce" (représentation chinois) s'érigent en maître et signent de la pointe de la faucille l'hégémonie de l'Empire du milieu, dans un pays où le gouvernement a légué son territoire et semble ne plus défendre sa patrie qu'à travers les affiches démodées dans l'espace public. Ce décor à la mode Coco fait écho à mes souvenirs de Russie, où la jungle remplace la taïga, et le Mékong la Volga. Où la retenue apparente des habitants laisse pressentir un mélange de timidité et de résignation, et où des relations de confiance prendront du temps à s'offrir à moi.

Je m'arrête pour contribuer au projet d'une association de soutien aux femmes Hmong des montagnes du nord laosien, en rive gauche du Mékong. Sorte d'asile sans condition d'âge, de durée ni de moyen financier, Daauw Home accompagne les femmes sur les questions de contraception, de maternité, de santé et de scolarité. Je prends soin de leurs enfants, les assiste en cuisine, leur demande de m'apprendre le laosien, les secoure dans les quiproquo avec les touristes.
Pas à pas, les femmes laosiennes me font passer derrière leur masque de timidité, où je perçois un mélange de détresse et d'abandon qu'elles espèrent un jour voir s'enfuir à l'horizon. Cet espoir oscille sur le fil du rasoir avec, d'un côté le poids de la fatalité bouddhiste d'un karma hérité, et de l'autre l'immobilité communiste de ne surtout rien revendiquer. Feindre pour faire plaisir et demeurer en paix.

Je reprends la route à travers les pistes hostiles du relief nord-laosien, dont la réputation n'est plus à faire.
De l'interdiction de camper à la crainte des autorités pesant sur les habitants, je cherche les chefs de village pour leur montrer le texte en laosien qu'une femme de l'association m'a écrit pour demander un abri. On trouve celui qui prendra la responsabilité de me laisser loger, alors que le crépuscule rougit l'horizon et que des voix tribales crépitent autour d'un feu, me renvoyant à mes souvenirs des peuples Naga.

Les vieux terrains de pétanque et les logos décolorés de l'UE près des puits et des centres de santé s'effacent devant d'écrasantres monocultures chinoises, nouvelles gangrènes des jungles tribales. Au milieu des étendues de bananiers, des bidonvilles en taule pour travailleurs pauvres et des chaînes de conditionnement à ciel ouvert.
Esclaves non médiatisés de cette hégémonie florissante, les paysans laosiens troquent leur terre pour un meilleur salaire et acheminent, découpent, trient, traitent et emballent un or toxique, sous le rythme effréné qu'imposent les deux salariés chinois en bout de chaîne pour cadenser la productivité. Bains de chlore, conservateurs chimiques et protections plastique, l'ogre économique asphyxie tout sur son passage.
La santé de la terre et des employés est sacrifiée là encore au nom de l'oseille, pour un produit qui finira en partie invendu dans les poubelles. Merde et re-merde. Je suis épuisée par cette réalité qui ne trouve aucun répit, y compris sur ces pistes isolées, et me donne qu'une envie : celle d'abandonner. Prendre l'avion, me réveiller, tout oublier.
Je cherche la force au fond de moi-même, lorsque soudain, un groupe d'enfants joyeux et plein d'entrain me tire de ma mauvaise rêverie. Cette fraternité refait surface là où on ne l'attend plus. Je perds la foi en l'humanité pour la ré-accueillir en majesté. Plus je ris, plus ils poussent, et me hissent jusqu'en haut du versant abrupte.

La nuit englouti bientôt le lit encaissé où se faufile le sauvage et somptueux Mékong. Les cierges projettent les ombres du temple où je suis accueillie, et je savoure la magie du tambour qui retentit dans les gorges alentours, sorte de prélude au dialogue entre les moines, la vallée et ses secrets, effaçant mes inquiétudes.

A moins de 150km de Luang Prabang, j'embarque sur une barge qui slalome entre les rochers tranchants qui émergent à peine du courant. Du concasseur-séparateur aux tamis en bambou, les orpailleurs secouent encore les cailloux en espérant y trouver quelques maigres fortunes.

Luang Prabang.
Je ferme et réouvre les yeux, et m'amuse à deviner dans quel coin de France j'ai bien pu arriver. Les colons français semblent avoir donné aux constructions un parfum de Méditerranée. Maisons à colombages, écoles aux volets bleu acier, gouttières et toits de tuiles sur les temples bouddhistes, bistrots au comptoir en bois où trônent Pernod et Pastis, une Citroën garée devant le bureau de la Poste au carrelage des années 30.

Je me rapproche du nord-ouest du Laos. Nous transbordons pour passer un des dix nouveaux barrages hydroélectriques que la Chine construit en amont du système fluvial le plus conséquent d'Asie du sud-est, chargeant l'eau translucide d'une boue angoissante, engloutissant les poissons qui alimentaient des centaines de villages escarpés.
Il est de ces pays du monde à qui on n'a jamais laissé une poussière de souveraineté...