mardi 2 avril 2019

A la rencontre du monde paysan Khmer, ou l'esquisse d'un voyage qui s'achève

Phnom Den, le 7 mars 2019 (frontière Vietnam-Cambodge)

La chaleur monte et les étendues céréalières cambodgiennes détrônent les rizières vietnamiennes. Pelé, brûlé, le pays a été déboisé.
A l'image de l'Inde et de la Birmanie, les lumières de l'aube et du crépuscule dessinent des horizons incandescents d'un soleil qui paraît plus proche qu'en Occident. Des grands boeufs blancs restent statiques et espèrent une nouvelle brise dans un vaste désert de poussière où voltigent quelques feuilles racornies et sacs plastiques.

Je me rapproche du Golfe de Thaïlande. Le vortex des camions soulève d'épais brouillards rouges dans lesquels je n'ai plus que le réflexe de fermer la bouche. Les premiers champs de poivre se distinguent sur les côtés de la piste, lorsque je distingue enfin le panneau d'accueil : "Sothy's pepper farm".
Pendant 10 jours, je me fonds dans le balai quotidien des salariés de la ferme, dont l'éternel recommencement m'apporte un gracieux apaisement. Celui de la familiarité, celui de la communauté. Enfin, du quotidien. Cette douce et rassurante répétition des journées qui se suivent et se ressemblent presque. Chaque soir je me douche à l'eau du puit sous le ciel étoilé, et m'endors sous les chants d'oiseaux nocturnes qui se faufilent à travers les tiges de bambou tressés.
Ménage, égrainage, ensachage, visites aux touristes, cuisine, garde des enfants... Je n'attendais rien d'autre que de pouvoir être une de ces petites roues qui fait tourner le tout.
Je respire à pleins poumons les voluptes saveurs qui s'échappent du séchoir, et partage mon engouement pour ce produit à ceux de passage et qui fait saliver les grands chefs cuisiniers du monde entier.
Je perçois une douce attention de ceux avec qui pourtant je n'échange pas plus que quelques sourires et salutations matinales. A l'instar du laosien, le cambodgien ne montre pas ses émotions, comme par héritage d'une posture que des années de colonisation, de guerres nationalistes et de dictatures communistes ont figé dans le marbre. Une réserve qui contraste tant de la naïveté confiante avec laquelle les enfants s'abandonnent dans me bras.
Sothy me décrit la dureté de la vie familiale cambodgienne, rythmée par le labeur, la surveillance et la méfiance. Je découvre les potentiels avortés d'une société cambodgienne qu'on interdit de penser et d'évoluer.
L'histoire de la ferme et son fonctionnement qu'elle me conte m'en apprennent beaucoup sur les difficultés du pays à se relever des massacres de l'époque des Khmers rouges. Des mines antipersonnel parsèment encore la colline, et les fermes de la région s'organisent pour préserver le terroir et les savoirs-faire subsistants qui avaient fait la renommée du poivre de la région de Kampot.
En parallèle, de la noix de cajou à la mangue, le Cambodge développe des monocultures par opportunisme. Les productions sont envoyées dans le delta du Mékong où elles seront transformées puis ré-importées pour être revendues aux cambodgiens. Le Cambodge constitue ainsi la variable d'ajustement de l'économie agricole vietnamienne voisine. Il en subit ainsi les changements de cap assomants, maintenant un système agraire sur le fil précaire des invendus et les paysans dans leurs endettements.

Le compte à rebours est enclenché, et chaque jour passé me rapproche de mon retour vers l'Europe. Cette parenthèse bénévolat sur la ferme de poivre m'a ressourcée, stabilisant mes pensées et mon poids sur la balance.
Légère et insouciante en journée, mon inconscient relargue en masse des émotions dans des nuits agitées, me signifiant qu'une transition est en route. Que vais-je vivre dans ce retour, quelle nouvelle expérience, ou désillusion de moi même ? Y verrai-je enfin quelque chose de changé pour de bon en moi ? Saurai-je embrasser le quotidien, cultiver ses courbures comme une pousse fragile dont il faut prendre soin et panser les écorchures, donner sans attendre de retour, se laisser transformer par ce qui m'entoure ?
J'ai encore tellement reçu dans ce voyage de la part d'inconnus, des instants éphémères pourtant aussi grandioses et primaires que le roc de l'Himalaya. Et moi, boulimique avare de tant d'attentions, quelle misérable quantité d'amour suis-je capable de donner ?
Bientôt, une page se tourne...