samedi 12 juillet 2014

Le geant chinois : copie ou original ?




Le 18 novembre 2013, passage de frontière


La frontière donne le ton. Les militaires marchent au pas, des petits pas. Jeux de jambes et garde à vous. Leurs coups de gueule et gare à toi. Shutup ! Dans les douanes chinoises, on se tait, des panneaux vous préviennent. Bien. C’est compris, nous n’avons pas le choix et, ô combien, « we don’t want to break your rules ». On comprend mieux pourquoi nos passeports étaient gardés si longtemps au chaud sous le coude du capitaine. 12 :00, la frontière ferme. Plus de camion, seul le bus qui arrive de Osh ramasse les derniers pions. Nos passeports sont maintenant dans les mains du chauffeur qui a pour ordre de nous faire monter dans le bus. Ce que nous craignions comme d’habitude arrive : les vélos l’emmerde, il nous fait payer double. Pas le choix, il nous est interdit de rouler dans ce no man’s land chinois. Après plus de 100km ente les griffes d’un conducteur cyclope et ses aboiements, nous lâchons 50$ une fois le second poste frontière, où nous recevons le tampon, et filons à vélo. Le décor est posé.

Nous prenons un petit chemin sur la droite, après un énième poste contrôle. Un vieil homme en mobylette descend du chemin et demande ce que nous cherchons. Il n’aura pas eu besoin de beaucoup d’explications. « Ils ont besoin de passer la nuit au chaud », semble lui répondre un voisin. Un signe de la main, un sourire. Mettez vos vélos là, entrez ici, c’est chez moi, vous y serez bien. Voilà, c’est tout. Les baraquements, alignés les uns contre les autres, se ressemblent tous. Ils semblent neufs. Le grand-père vit dans une pièce à part, les jeunes mariés occupent le bâtiment principal. Derrière, les toilettes sont arrangées entre les débris de pierre. Comme tous les baraquements de cette communauté, le leur aussi est adossés aux ruines de leur maison d’avant.
J’observe ce vieil homme qui, ne nous ayant rien demandé, ne sachant pas ce que nos faisons là, ni où nos allons ou d’où nous venons, semble heureux et rassuré de nous avoir amené chez lui. Accroupi contre le mur de sa pièce de vie, il sourit et rempli le poele déjà brûlant. Une bouilloire semble bouillir depuis longtemps déjà. Les bras sur les genoux, il tourne ses doigts. Il semble nous souhaiter la bienvenue par son silence religieux pourtant si chaleureux. Quel âge a-t-il... Nus pieds dans de maigres chaussures de villes, il a ces rides de l’âge qui finissent par le rajeunir. Un voisin entre un instant, et procède aux questions « règlementaires » que notre hôte semble ne pas avoir besoin. Il demande notre passeport, vérifie notre visa, puis prend retraite. Nous reprenons nos échanges dans le silence… Son fils, son petit-fils, sa femme, et sa belle-sœur peut-être, passent à leur tour dans la chambre. Une chambre sobre, salon en journée, et dont les murs sont déjà noircis par la fumée du poele à charbon. Dans le fond, sur l’estrade qui occupe la quasi-totalité de la pièce comme pour isoler du froid et de l’humidité du sol, sont empilés et entassés les matelas et les couvertures que l’on déplie et replie pour la journée. Rangez votre nourriture, venez dans le bâtiment à côté, on mange ensemble. Assis en tailleur autour de la nappe plastique posée sur le tapis, la belle-fille nous sert la soupe, accroupie à la porte de la cuisine. Son fils erre dans la pièce, le cul à l’air dans une salopette bleue claire, ces salopettes en polaire fendue à l’entre jambe. Nous montrons notre trajet sur la carte, où l’on se rend compte que l’Europe commence à être bien loin pour eux. Passé la Turquie, la France reste vague dans ce qu’ils situent de l’Europe. Monnaie Iran, papiers volants, tout leur semble précieux, palpant la valeur de ce qui vient de loin.
Il fait encore nuit noire lorsque notre grand-père se lève. Il referme la porte sans bruit, on nous laisse dormir. Au lever du jour, nous sortons nos restes de sacoche pour partager le petit déjeuner. Cacahuètes et pain du Kirghizstan. Nos deux mots de turc et ces quelques trucs à grignoter semblent toucher notre hôte. Un kirghize de Chine. La jeune femme, encore dans la cuisine, distribue les bols de riz. Les plus vieilles arrêtent leur ouvrage, posent les tapis et leurs aiguilles. Une, puis un autre, passent pendant le déjeuner, faire le point sur la couleur des teintures ou sur l’organisation du troupeau. Notre présence semble n’étonner personne, comme si nous faisions partie du décor. Chacun reçoit un second bol. Nous terminons le notre. Oui, il est de ces moments uniques que l’on ne veut pas oublier. Et que l’on ne veut pas briser. Voilà pourquoi la photographie ne rendra jamais la saveur de ces instants : elle n’a simplement pas sa place.


19 novembre 2013, en terres ouïghoures


Nous trouvons refuge pour la nuit dans une de ces centaines de maisons en construction. Un homme passe par là et aperçoit Xavier. Lui expliquant que nous dormons ici pour se protéger du froid, il nous invite immédiatement à plier la tente et le suivre chez lui. Nous entrons alors une de ces grandes fermes rénovée, ou entièrement neuves elles aussi, et qui se démultiplient le long des routes. Même configuration que chez notre kirghize de Chine : trois corps de bâtiment en « C », une cour intérieure. Une grande porte d’entrée en bois massif, ornée de motifs sur la poutre principale. Une plaque route où l’on imagine une inscription « made by chinese governement », et un feuillet où se déroule un texte identique pour chaque maison. Nous entrons. Sa femme reste bouche-bée, surprise et bien interrogative. Le « salamalikoum » de Xavier à la barbe longue la fait éclater de rire. Nous rencontrons les Ouïghours. Nous prenons place dans la pièce principale, près du poêle à charbon. Leur fille arrive un peu plus tard. Xavier sort la carte. Nous découvrons la frontière de la « vraie » Chine, celle des Han. La frontière culturelle qui sépare les chinois très individualistes, nous fait-elle comprendre, des tibétains, des mongols, et des ouïghours musulmans bien plus proches des turques que des chinois. « La Chine, nous montre-t-elle, s’arrête là ». Soit un quart du territoire administratif. Nous lui racontons les dires de ce voyageur à vélo, témoin des répressions de la police chinoise sur les révoltes ouïghours. Elle nous confirme, et traduit avec entrain notre question à son père. Elle nous raconte la vie des Ouïghours d’ici. Ses enfants. Nous regardons les livres d’école. On y raconte l’origine du nom du Takla-Makan, les avancées de Marie Curie. On y parle de la France. La loi de l’enfant unique ne s’applique pas aux minorités de Chine. Ces quelques échanges nous introduisent dans la complexité d’un empire chinois en expansion. Nous fermons les livres, rangeons la carte. Les hommes près du poêle, les femmes dans la chambre. On s’endort sous le chant de la prière de la petite, que le grand-père vient compléter au hasard d’un oubli...

La descente du plateau himalayen nous rapproche du désert du Takla-Makan. L’air est sec et nous irrite la gorge. Bientôt, le vent se lève et transport avec lui une poussière de sable. Au loin, des troupeaux de dromadaires avancent seuls, semblant connaitre leur chemin. Dans les dunes, des traces de mobylettes nous renseignent que la ville n’est plus très loin. Des infrastructures modernes tapissent ce décor perdu. Autoroutes, nouvelles voies ferrées et antennes de téléphonie quadrillent les zones où seuls quelques bergers éparses transhument encore. Endiguement des cours d’eau, barrages hydrographiques et entrepôts logistiques bourgeonnent dans les champs de Yacks. Élargissement des rues anciennes. On rase les maisons pour faire passer les infrastructures. On trace droit, au plus direct. Ponts. Béton. Tunnels. Un niveau d’urbanisme si conséquent à l’un des bouts du bout de la Chine, aux antipodes du quart économique le plus peuplé…

A l’approche de Kashgar, la tension monte. Il y a moins de deux mois, l’attentat d’un Ouïghour sur la place Tienanmen à Pékin exacerbait le contrôle chinois des minorités musulmanes. Sur une vingtaine de kilomètres, nous suivons le cortège militaire. Trente camions avancent au pas et soulèvent derrière eux un nuage de poussière qui vient tapisser les étals des marchands. A l’arrière dépassent les casquettes de soldats, entassés et rangés les uns contre les autres. En ville et aux postes de contrôle, les chars sont prêts à intervenir. Les militaires armés, boucliers à la main, surveillent les places publiques et complètent le dispositif des nouvelles caméras à chaque angle de rue. Au moindre accrochage, la police est sur les lieux en moins de 5 minutes. Le texte à l’entrée de la Mosquée Id Kah, la plus grande mosquée de Chine, et les fresques sur les pignons des maisons en disent assez long. Il faut civiliser les peuples musulmans et leur apporter progrès et modernité. Alors que les pelleteuses finissent d’abattre les restes du quartier traditionnel, les nouvelles rues chinoises accueillent les métiers d’art locaux. Une copie « made by China » des façades d’époque. Encore un bel exemple de la politique d’intégration de toutes les cultures de l’Empire. A votre bon cœur, pensai-je… Le clivage entre les populations chinoises Han et les musulmans Ouïghours est flagrant. Les emplois privilégiés de l’administration et du contrôle sont essentiellement dédiés aux Han. Des guichets de gare aux militaires en passant par les banques, les postes stratégiques sont chinois. Si les transports et les restaurants locaux matraquent de films et de musiques ouïghours, il en faut peu pour comprendre qu’il ne s’agit que d’un acte de résistance.

Une après les autres se succèdent des conglomérats difformes d’immeubles nouveaux. Des villes chinoises toutes neuves mais inertes. Une étrange atmosphère se dégage de ces lieux fantômes qui n’attendent que leurs habitants. Qui attendent-elles : des chinois ? Des musulmans ? Est-ce là le simple pari d’une gestion du pays à grande vitesse par le pari de l’homogénéisation ? Siniser les minorités à coups de colons et de croissance démographique ? Dictature populo-communiste de l’uniformisation ?
Violences et crimes contre l’humanité pèsent bien peu dans les contrats anglo-saxons, dans la dette des USA ou dans le futur contrat nucléaire français. Total, Coca-Cola, Unilever, Dunlop, Starbucks, Michelin, MacDo. Business commercial et bons coups financiers. Pas d’entrave. Pas d’embargo. Les Ouïghours ? Connait pas. Oh, les tibétains…

Le 2 décembre 2013, Monastère de Labrang

Sur le bord de la route, des dizaines de pèlerins cheminent au ralenti, se lèvent et se recouchent au sol, au rythme des prières. Des protections sous les mains et les genoux, des chaussures emmitouflées dans de vieux chiffons et un maigre sac à dos. Nos cœurs se soulèvent aux passages nerveux des bus et des camions chinois, qui les poussent à coups de klaxons et les frôlent dans un nuage de poussières. Interface étrange. Ambivalence des cultures. Choc des mondes. De l’agitation chinoise à la lenteur tibétaine. De l’adolescence de plaine à la sagesse d’altitude. L’atmosphère change du tout au tout. Les visages s’affinent. Passant inaperçus dans le quotidien des chinois, les yeux noirs des pèlerins tibétains s’attardaient sur nos visages, curieux, semblant regarder quelque chose encore jamais vu auparavant.
6h. Le son des trompettes au loin nous indique qu’il est l’heure. Dans l’obscurité de l’aube, l’encens court les ruelles. Des branches de sapins brûlent dans les cours, et laissent trainer une épaisse fumée blanche. Emmitouflés dans nos manteaux, nous rejoignons le cortège de drapés rouges, la mine béate. Les Monks, ces moines tibétains, sortent par centaines de leurs loges et forment ce long défilé. Bientôt, ils font sauter avec hâte leurs bottines de cuir noir, avant de disparaitre dans le temple, alignés côte à côte dans le rythme des chants. Dans la cours d’à côté, d’autres moines s’agitent pour préparer la soupe de riz. D’autres encore viennent s’assoir sur le perron et chanter, leur long chapeau en feutre jaune balançant de gauche à droite, comme pour donner la mesure. Les pèlerins s’amassent par dizaines devant le temple, pour y jeter une à une les soutras bien enroulées et quelques billets, données à prier à l’un des moines. A l’intérieur, les moines déroulent par milliers les messages et continuent leur ronron incessant. Les portes se ferment. Pieds et mains gelées, nous battons retraite. Pourtant, nos pas s’attardent dans les ruelles du Monastère, voulant faire durer encore cette ambiance si curieuse. Oui, une ambiance bien à elle, la magie d’un spectacle spirituel, vidé du superflu et du matériel. Ou presque. Et ce « presque » nous tue. Nous scie les yeux. Nous n’étions plus surpris de voir, y compris dans les coins les plus reculés et les plus pauvres, les symboles du mondialisme : télévision, Coca, portables. Ce midi, assis à table dans une des annexes du temple, nous regardions les moines et les pèlerins qui viennent manger au chaud. Deux jeunes moines prennent place à la table d’en face, et pose devant eux une tablette « Apple » pour y regarder un film. Dans leur poche comme tout le monde ici, des « Iphone ». Le seul téléphone au monde dans les mains des tibétains. L’unique qui comporte l’option de langue tibétaine. Steve Jobs : est-ce par pure conversion au bouddhisme, ou pour racheter ta vie future ? Peu importe. En 2014, à 3000mètres d’altitude, sur le plateau du Tibet, la dernière marche avant d’être sur le toit du monde, un symbole de l’industrie américaine dans les couloirs d’un Monastère bouddhiste. Est-ce un paradoxe ? Qu’en est-il réellement… Sommes-nous les plus inadaptés qui soient au monde actuel, refusant bille en tête et combattant l’hyperconnection et le virtuel, symboles de la falsification des rapports sociaux que nous observons dans notre génération ? Ambivalence technologique dans un haut lieu stratégique : le plateau tibétain.

Nous errons quelques jours encore dans ce Monastère, où spiritualité et modernisme ne s’opposent pas. Où l’un semble même ne plus exister sans l’autre. 7h30. Le jour se lève. Dehors, sur le trottoir, on découpe la viande de yacks déjà gelée. -15°C me dit-on. Je suis la procession de pèlerins le long du mur des prières. A 3000mètres d’altitude, le vent est glacial. Je fourre mes mains dans mes poches et regarde ces vieux tibétains courbés sur leur canne, marchant dans leurs maigres baskets « Nike » qui laissent leurs chevilles à nu.
Vu de l’extérieur, le processus est classique : disparition des pratiques traditionnelles et restriction sur l’usage des ressources naturelles. Moderniser les sauvages par la sédentarité. Faire vendre les troupeaux pour acheter l’un des tout nouveaux logements « made in China » qui se propagent en aval du Monastère. Les tibétaines se vendent comme ménagères dans les nouveaux hôtels à touristes, en pleurant l’oubli de leur savoir faire. Le corps de leurs morts, alors offerts en don aux oiseaux, sont jetés au feu. Les rapaces migrent d’ailleurs de ces zones désormais interdites et que les militaires occupent. Il est indubitable que la localisation du Tibet en fait un point géostratégique. Le plateau tibétain donne naissance à de nombreux fleuves utiles à la Chine (dont les fleuves jaune et bleu) et à l’Inde (Gange). Mais il est aussi situé au milieu des zones les plus peuplées au monde. Pas étonnant que cette zone intéresse autant le gouvernement chinois. C’est curieux d’ailleurs que le Tibet semble n’intéresser que la Chine…


Le 7 décembre 2013, Lanzhou


Coups de pédales après coups de pédales, le décor tombe. Les coulisses des villes prometteuses nous montrent un empire à deux vitesses. Les magasins de luxe, les nouveaux riches billionaires et l’opulente modernité contrastent avec la masse de travailleurs en cotte bleue, un foulard sur le visage et les mains noirs dans les sacs de charbons. Au loin, les grattes ciels annoncent l’entrée dans un nouveau cœur urbain. La périphérie reflète la réalité étouffée. Les recycleurs et les mineurs versus pseudo-luxe. La Chine me fait penser à l’Iran en ce sens que toutes les deux sont gouvernées par des dictatures. Mis là où les iraniens trouvaient encore refuge dans la culture, la poésie et la philosophie, les chinois sont maintenus sous-éduqués. Éducation tronquée et propagande tenue pour vérité. En Chine rurale comme en ville, ce n’est pas tant la pauvreté alimentaire qui m’ait le plus frappé (surtout en voyant les quantités de nourritures gaspillées), que la pauvreté de penser. Dépourvus de tout moyen d’évasion. Malnutrition de l’esprit. De quoi rappeler la longue histoire de l’Empire chinois…

Ce soir encore, nous demandons l’aide des paysans. Le temps s’ancre de nouveau. Un décor vivant. La clope au bec, le béret posé sur la tête, le grand-père tient son petit-fils sur les genoux. Il nous regarde, le sourire aux lèvres, le visage heureux. Instant d’insouciance parfait, où les mots laissent place aux regards dans un moment partagé. Derrière nous, un grand poste de Mao, majestueux. Devant nos, un enfant qui verra peut-être une toute autre Chine.
Ces instants me font toucher du doigt la profondeur d’un quotidien en Chine : la politique de l’enfant unique. Tout parent chinois, Han, peut avoir autant d’enfants qu’il le souhaite. Le premier est gratuit et a droit à une carte d’identité. Pour ceux qui suivent, il faut payer. Sans parler de sortir du pays, privilège des riches, voyager en Chine reste l’apanage de ceux qui ont une carte d’identité. Sans elle, impossible d’acheter un billet de train, de bus ou d’avion. Sans elle, il faudrait passer clandestinement les postes de contrôle internes. La carte d’identité concentre toutes les informations de l’individu. Tracé au millimètre de ses origines, de ses mouvements, de son histoire. Des lecteurs de puce RFID dans les gardes de bourgades improbables. Des chinois menés à la baguette. L’errant, le vagabond, le voyageur chinois que nous voyions parfois sur les routes, seuls, faisait parti des privilégiés. Ici plus qu’ailleurs, « if you have no money, you are nobody ».

Kashgar, Lanzhou… A côté des images d’une puissance militaire terrestre, aérienne, marine, nucléaire, économique, démographique, on promeut une Chine démesurément moderne. Démesurément dynamique et à la pointe de la technologie. L’exhibition d’une urbanisation éco-friendly. L’alliance ville-nature, l’éducation au tri des déchets, à la propreté. La façade des écoparks, de l’énergie solaire et des micro-éoliennes, d’une ville hyperdense.Les montages d’éco-quartiers financés par les grands groupes occidentaux. A côté, des tonnes de nourritures jetées, gaspillées. Le discours des lobbies agro-alimentaires résonnent dans notre tête. OGM et agriculture industrielle comme seul solution pour nourrir une planète trop peuplée… quel dégoût.
Dans un parc surplombant le centre de Lanzhou, nous échangeons avec un ingénieur du bâtiment. La Chine, affirme-t-il, a suffisamment de ressources énergétiques, et ce pour de nombreuses générations encore. Il n’y a pas de quoi s’inquiéter ». Ça va alors, je me sens mieux. Eux aussi après tout ont droit de croire en une énergie infinie.Doper la construction et la consommation. Prendre tant qu’il y a l’énergie pour rattraper le niveau de développement occidental en trois fois moins de temps. Faire former des ingénieurs chinois très rapidement, alors que le reste de la société ne suit pas. La formation de la société ne suit pas l’innovation technologique. Fourmilière d’ouvriers en cotte bleue et nouveaux hommes d’affaires en voitures de luxe. Les voitures et les scooters électriques marquent l’arrêt de la bicyclette qui reste l’apanage des pauvres. Pourtant, comment passer à côté de signes avant-coureurs comme ceux-là. A l’image des produits « made in China » dont on connait la qualité, l’urbanisation semble aussi rapide que fragile. Des copies de villes et d’immeubles de mauvaise qualité. Pas de culture de l’entretien, pas de formation à la maintenance. Les bâtiments de l’époque soviétique en Asie centrale semblaient ne pas avoir bougés. Vieillots, démodés et rustiques, l’intérieur reste impeccable. Le temps semble s’y être figé. Alors que la Chine connait son apogée consumériste, le récent tombe avant même d’être terminé. Décrépitude, murs et fenêtres abimées. Fuites et câbles sectionnés. L’ingénieur nous confirme : la durée de vie des bâtiments, que personne ne peut se payer vu les prix, et prévue pour 15 ans. A quoi ressemblera le géant chinois dans 10 ans ? Pourquoi faire si vite ce qui ne tiendra pas ? Bluff, illusion ? Nous alternons entre la surconsommation des villes et les cabanes sans chauffage de campagne.
La bulle spéculative rend inabordable le prix d’achat des nouveaux immeubles. Récemment, les banques restreignent par manque de liquidité les crédits accordés aux ménages. Les expatriés que nous rencontrons nous le répètent : une grosse crise est à attendre dans moins de 10 ans, en tout cas bien plus tôt qu’on ne le pense. Comment, pour une puissance industrielle comme la Chine, prendre à bras le corps les injonctions énergétiques et climatiques ?


Le 10 décembre 2013, Xi’an

Retour dans la religion moderne. Celle du Dieu de la croissance et de la civilisation par l’urbanité. Nous sommes troublés par un tel développement en Chine. La théorie d’une colonisation démographique pour siniser le territoire ne tient pas la route. Les minorités disposent toujours de droits privilégiés quant au nombre d’enfants par femme, contrairement aux Hans. Les perspectives d’un déclin démographique d’ici 2023 que l’on en croit les projections, d’un déséquilibre des sexes en plus des enjeux économiques que cela implique pour le pays, ont amené le gouvernement à modifier sa politique de l’enfant unique. Désormais, deux enfants par ménages seront gratuits. Pourquoi donc cette croissance fulgurante et démesurée des villes ? La bulle spéculative en est-elle la seule fautive ?
Nous profitons que nos passeports attendent le tampon du Bureau de la Sécurité Publique délivrant les extensions de visa, pour filer à l’Université de Xi’an. Une ville de 3000 ans d’histoire. Ce qui se passe dans les villes anciennes de Kashgar, de Labrang, ou de Xi’an vaut pour Pékin et Shanghai. Quel impact psychologique de ces destructions ? Arrachement des racines, effacement de l’histoire ?

De fil en aiguilles, de bouche à oreilles et d’un coup de fil à l’autre, on me met en contacte avec un professeur qui me propose de le rencontrer le lendemain.
18h, à la bibliothèque de l’Université. Nous nous apprêtions, Xavier et moi, à laisser tomber nos reflexes de logiques occidentales pour essayer de comprendre la stratégie du gouvernement chinois. Ancien étudiant à Berlin et diplômé d’une thèse sur « Le coefficient de densification en Chine », Wang était notre homme. L’une après l’autre, mes questions semblaient faire mouche. Au fur et à mesure de ses explications, ces milliers d’hectares fraichement bétonnés prenaient enfin du sens. D’ici 10 ans, les villes devront accueillir 400 millions de nouveaux urbains. Non pas tant en conséquence de la croissance démographique, que d’une politique d’urbanisation dans tout le pays. Gérer l’Empire grâce à un système de villes uniformes. Ramener tous les ruraux en ville, là où devront se développer emplois, écoles et lieux de santé. Élever le niveau de vie minimal de l’ensemble de la population. Tirer les pauvres de leur sous-développement et de leur survivance par le mythe urbain. Bien sûr, le gouvernement sait qu’il aura de gros enjeux économiques à anticiper, pour créer des emplois et former aux métiers urbains ces nouveaux arrivants, alors dépourvus de leur équilibre et de leurs outils... Quant aux excroissances spectaculaires et tout azimut des villes ? C’est trop tard, répond-il, « We can’t control it ».

La Chine est ouverte depuis une trentaine d’années au marché mondial. Malgré le bras de fer du gouvernement à diriger le pays vers un développement rigoureusement organisé et optimisé, il semble être dépassé par une machine intérieure qui s’emballe. Un rythme qui le dépasse. Comme si le développement aujourd’hui était indubitablement calqué sur celui des pays occidentaux, tiré dans les logiques et les effets du marché mondial. Comme si la Chine n’avait d’autre choix que de passer par les stades dévastateurs du développement que nous connaissons sur les plans environnementaux et sociétaux, tant que les logiques des lobbies de l’industrie et de la finance n’auront pas décidé de changement de paradigme. Dans sa fuite en avant, cette croissance chinoise soulève chez nous des tas de nouvelles questions… Nous repartons, nous aussi un peu noyés et perdus dans ce monde uniformisé, cette culture de la copie. Vrai, faux ? Authenticité, bluff ? Cette vision est-elle réalité ? En voilà la certitude.

Prête à abandonner l’optimisme, à finir de me convaincre que, nous nageons en plein cataclysme, au beau milieu d’une plaine surpeuplée et dont le brouillard morose me brise le cœur, une nouvelle rencontre m’extirpe de cette vision sombre, pure projection de mes valeurs et de mes émotions. Je pourrais les décrire par dizaine, tellement ces rencontres restent inscrites dans notre mémoire. Ce jeune à vélo qui nos escorte en plein Lanzhou. Cet autre jeune, dont la voiture nous indique qu’il fait parti des nouveaux riches, qui fouille son bolide pour y trouver coûte que coûte une bouteille ou à manger à nous offrir. Et ce vieux à côté qui s’en lèche les babines, laissant suggérer que ce jeune garçon ne se moque pas de nous… Un autre encore qui, à l’heure de la fermeture de la gare et sous le coup de pouce de sa collègue, nous emmène manger puis dormir chez lui. Ou encore ces deux copains qui, malgré le regard désapprobateur de leurs parents, et ne voulant pas nous laisser dormir dehors, finissent par nous payer l’hôtel à locaux où nous étions clandestins, protégés par la patronne. Que deviendrait le voyage sans les rencontres qui lui donne corps ? Au milieu du chaos, la générosité de l’être et son instinct de survie. Combien nous disaient "je ne veux pas vivre ici, c’est trop bruyant, c’est trop". Je découvrais, par delà les codes et les valeurs, ces élans d’entraide, cette fraternité universelle.