Le 28 septembre 2018, Port de Tanjung Balai (Sumatra nord)
Les matelots descendent nos vélos pendant que l'officier tamponne nos passeports.
Les villages de la côte indonésienne et leurs cahutes en bois sur pilotis contrastent avec les tours clinquantes de Kuala Lumpur à deux pas de là. Les pêcheurs au chapeau pointu remontent leur filet la clope au bec alors que leur linge tente en vain de sécher sur le pont.
Nous nous faufilons dans les ruelles bondées d'échoppes d'objets en bambou ou de poissons séchés et d'ateliers de forgerons ou
de couturiers, croisant des "side-cars rikshaws" que les chauffeurs au blouson noir et au casque des années 30 pilotent comme de vrais loubards leurs Harley Davidson. On nous sourie ou rie aux éclats, par gaieté ou par surprise de nous voir rouler là.
L'ordre des choses, auquel nous étions habitués après si longtemps en Inde, s'inverse. Les hommes se font discrets et les femmes mènent la danse, curieuses et entreprenantes.
A majorité musulmane et maintenant sa position anti-Israël, l'Indonésie semble assouplir son précédent régime islamiste. Les femmes allient le port du voile avec celui du jean moulant et des chaussures à talons. Les tensions religieuses restent palpables, des églises ayant brûlé ou été fermées sous pression des dominances musulmanes. Ici plus qu'en Inde, les lieux religieux des plus louches pululent dans le paysage, sectes et pseudo- synagogues, où les prêtres font cracher les hauts-parleurs à mesure que les textes sacrés défilent sur l'écran de karaoké...
Nous traversons les premiers paysages de monoculture, tantôt de palme (huile) tantôt d'hévéas (latex), et constatons l'ampleur du désastre écologique de cette spécialisation agricole, héritant des choix en faveur des avantages comparatifs à l'échelle internationale des années 1900.
La dépendance aux marchés financiers mondiaux en baisse, le récent ralentissement de l'export d'huile de palme vers les pays occidentaux (boycott écologique) et vers la Chine (développement de l'auto-production), ainsi que l'essoufflement de la productivité des sols, tirent sur une corde déjà trop tendue.
Des maisons de paysans au Centre de recherche sur l'huile de palme, les accueils nous font découvrir à nouveau ce monde à deux vitesses.
Les uns, sans épargne ni formation, ne sachant plus reconstruire leurs sols ni rediversifier leur production ; et les autres profitant de la faiblesse de ces derniers pour racheter des terres, empilant les fonds d'investissements massifs et les technologies de dernier cri...
Si l'Indonésie excelle dans la production d'huile de palme et dans les chansons de karaoké, mon tableau de ce pays serait incomplet si je ne mentionnais pas la pratique ardue de la cigarette. La fameuse "kretek" (cigarette aromatisée au clou de girofle) qui colle tout sur son passage. 30 à 40 kretek par jour à 8 mg de nicotine et 40 mg de goudron. 3 fois plus fort que les Malboro. Les fumeurs français de gitanes sans filtre et de tabac brun, même à la voix cassée, n'arrivent pas à la cheville de ces professionnels de la cigarette. L'indonésien allume sans fin son amante qu'il ne quittera pas comme ça, ni de jour ni de nuit.
De la plaisanterie à l'ironie, mon rire se charge d'amertume à mesure que je découvre ce nouveau pays où nous ne sommes toujours que de passage. Un trop-plein de chagrin déborde à la moindre goutte...
Lorsqu'il faut prier les pères de famille d'éteindre leur énième kretek au milieu du dortoir sans fenêtre du ferry, où toussent enfants et femmes enceintes ;
Lorsqu'il faut proposer en pleine nuit d'éteindre la télé au milieu d'un salon enfumé où le fermier lutte pour rester éveillé devant son émission préférée, ses petits-enfants enroulés dans un sommeil de plomb au creux de ses bras ;
Lorsque sur le pont d'un bateau dans une marée de plastique au milieu de l'eau il faut implorer aux passagers d'utiliser les beines sur le pont plutôt que la mer pour jeter leurs poubelles...
Télé, cigarettes, plastique... Industrie de la consommation qui polluent l'environnement et les mentalités, l'un dégradant l'autre.
Encore et toujours les fantômes de notre réalité hantent en fond d'écran la magie des rencontres.
Ceux de l'hyper-sécurité et de la déresponsabilisation pour l'hyperconsommation.
L'endormissement des masses pour le virtuel.
L'image sans besoin d'être sage...
Nous descendons le chemin qui accède à flanc de falaise au village de Sibaganding, au creux d'une des criques du lac Toba. Dans cet ancien cratère d'un volcan vieux de 70.000 ans, les résineux côtoient cocotiers, caféiers et fougères géantes, créant un paysage composite qui ferait penser à une forêt équatoriale sur les fjords de Norvège. Une beauté à 500m de fond.
Nous trouvons la maison de Mikael où nous sommes invités : une imposante masure en bois sculptée sous le règne de son arrière grand-père, alors roi du village à l'époque coloniale hollandaise. Jeune héritier d'une immense propriété englobant le village, la crique et les jungles en surplomb, il revient tout juste sur ces terres pour en reprendre la gestion et préserver la côte du développement touristique massif qu'un de ses oncles et les élus locaux, addicts de la corruption, ont laissé s'installer.
Entre ses allers et retours à la cour de justice, à la préfecture et au centre de police, il nous présente le potentiel des terres dont il dispose et recueille nos conseils avec attention. Du type d'accueil touristique à la production agricole, je mesure peu à peu l'ampleur des défis qu'il lui faudra relever pour assoir sa légitimité et concrétiser ses projets : fouiller dans les archives pour distinguer les descendants des serfs de ces aïeux et réclamer un loyer aux autres familles illégales dans le village, argumenter sur les risques de glissement de terrain pour démanteler les 60 cafés en construction sur le bord de route à flanc de falaise, aider les villageois qui viennent quémander une faveur à ce fils de roi... Le tout en accusant leur méfiance et leurs coups fourrés et en continuant de leur expliquer l'intérêt du développement local qu'il propose, sa durabilité environnementale et ses retombées financières pour le village.
Ici comme ailleurs, celui qui pense local et durable sans grand profit se fait traiter de fou et accuse la défiance des autres.
Ici comme ailleurs, le manque d'éducation populaire rend vain tout argument en faveur de l'environnement et du développement local. Des propos vides de sens comparés à l'attrait pour le monde citadin, son mirage de confort qui occulte une qualité de vie détériorée, alliant stress, pollution et mauvaise alimentation.
Ici comme ailleurs, je vois combien il y a à faire, et combien sont ceux qui remontent leurs manches et ont besoin d'aide et de conseil. La société est devenue complexe, et il faudrait les spécialistes de tous les domaines pour concrétiser de simples projets.
Nous refaisons le monde dans cette petite crique du lac Toba tandis que, se passant la guitare à tour de bras, jeunes et vieux se retrouvent de nouveau le soir au-delà des querelles du jour et chantonnent en cœur les chansons batak. Du rire au fou-rire, les larmes montent aux yeux de tous à mesure que les verres de touak se vident, signant ainsi nos souvenirs du village de ce fils de roi Sinaga.
Il nous faudra la journée pour remonter l'ancien cratère jusqu'à 2000 mètres d'altitude, et une seconde pour descendre progressivement le cône de ce volcan qui s'arrête à la mer.
Nous embarquons sur un ferry pour l'île de Nias, au large de la côte ouest.
Les "Yahowou!" timides mais enjoués prennent le relais des audacieux "Oras!" batak.
Nias. Paradis des surfeurs avec de longues vagues qui peuvent atteindre 3 à 4 m de hauteur et paradis du naturaliste avec une faune et une flore des plus insolites. Les deux nous fascinent.
Du boa à la tête fraîchement coupée par un chasseur, au crocodile en pleine sieste sur le rocher à l'embouchure d'une ravine, nous échouons dans une hutte en bambou d'où nous observons des australiens surfer au milieu des tortues de mer et esquiver les coraux multicolores qui se dévoilent au gré des vagues. Autant fiers que rassurés par le peu d'écorchures que Xavier rapporte de sa première vague de "world class", nous reprenons la contemplation de ce spectacle, alors que le soleil se couche sur les miroirs féériques des eaux tropicales.