jeudi 1 février 2018

À l'autre bout de l'Inde...

Le 11 décembre 2017
On nous rattrape in extremis pour nous indiquer le bureau de l'immigration où nous recevons nos tampons de sortie, avant de se joindre à la joyeuse cohue quotidienne du passage frontière. Les rickshaws qui s'emmêlent les pédales, les voyageurs en taxis qui finissent à pied, les camions en file indienne qui attendent un laisser-passer.
Nous contournons notre première grande ville indienne qui, après seulement 15 km d'intense trafic et d'épuisement auditif, nous donne un aperçu des offrandes qui nous seront adressées sur les routes indiennes...

Une longue forêt tropicale nous fait basculer dans la plaine de Darjeeling, au nord du Bengale occidental.
Les premiers champs de thé s'étirent de part et d'autre de la route, sur-élevée pour être hors d'eau en période de mousson. La terre est sèche, et les premières pousses de la saison teintent d'un jeune vert translucide les allées brunies où s'affairent déjà les femmes sous leurs tissus colorés qui, de leurs doigts agiles sur les feuilles fragiles, s'assurent de la hauteur des arbustes à l'aide de la traditionnelle croix à mesure en bois...

Les alertes répétées des locaux concernant les animaux sauvages la nuit (et les prodigieuses crottes d'éléphants en transit laissées sur la route) nous convainquent de chercher de vrais abris, et continuent de nous ouvrir des portes...

Sans le savoir, nous entrions dans l'une des plus belles et intenses périodes de notre voyage, que nous n'arriverons à retranscrire que par de maigres extraits...

Soirée chez un jeune musicien, plaine de Darjeeling...
Notre hôte nous dévoile l'histoire de la région de Darjeeling : l'implantation des colons anglais, le déploiement des plantations de thé, l'arrivée du chemin de fer pour approvisionner les travailleurs et exporter les productions...
L'envoi de migrants des quatre coins de l'Inde a créé un paysage culturel composite, où des hindous à la peau brunie du Sud se mélangent aux faciès mongols et tibétains...
Des villages émergent par endroit de la jungle, où habitent les travailleurs bénéficiant encore des avantages de l'époque britannique : maigre salaire, mais logement et nourriture gratuits, soins et éducation compris.

Soirée chez un jeune colonel dans l'armée indienne, Bengale occidental...
Une confiance et une complicité fraternelle s'établissent rapidement entre Xavier et notre hôte. Usé par ce qu'il a vu et fait, il est tant pour lui de quitter le navire. La connaissance des stratégies géopolitiques, les ordres et les actes à mettre en œuvre, les douleurs morales qui rôdent et hantent sans fin son esprit qui trouve refuge dans le détachement, la philosophie et la spiritualité...
Émus, nous écoutons son témoignage, et imaginons ces vies militaires méconnues.
Les verres se vident d'un Champagne inattendu et les aiguilles tournent à en perdre l'heure. "Ma mère veut que j'aille me coucher !" Notre ami s'excuse de devoir nous laisser et, derrière ses nombreux galons, rie avec nous de l'autorité de sa mère qu'il ne peut remettre en cause...

Officiers de l'immigration, frontière entre l'Inde et le Bouthan
Dubitatifs mais curieux, et sur le conseil de notre ami militaire convaincu (et presque convainquant), nous risquons le détour pour bénéficier de ce permis d'une journée dans une ville frontalière au Bouthan.
Le premier officiel bouthanais, dont la tenue traditionnelle rappelle celle des mongols (bottes en cuir et long manteau de feutre aux larges manches), nous adresse un premier refus.
Sur le conseil insistant d'un soldat indien pour qui tout semble possible, nous tentons notre chance à la deuxième porte d'entrée quelques centaines de mètres plus loin. Un de ses pairs, tout aussi optimiste, nous laisse passer la barrière et entrer dans la ville. Je reste près des vélos pendant que Xavier entre au bureau d'immigration bouthanais... "Comment ça vous n'avez pas de visa ?!", s'alarme l'officier, "you should go now !"
Nous repassons en Inde dans l'indifférence la plus totale des gardes et échappons à d'éventuelles complications de la royauté...
Souriants de cette absurde situation et de l'hyper-optimisme indien, nous nous réjouissons... c'est indéniable, on a fait le Bouthan !

Jeunes passionnés de vélo dans leur atelier en construction, Guwahati, Etat de l'Assam
Un épais brouillard plonge dans l'humidité la vallée du Brahmapoutre depuis plusieurs jours. Plic, plic, l'intense condensation nocturne trempe la surface de la terre comme le ferait une pluie orageuse.
Les trottoirs se couvrent peu à peu d'une peau rougeâtre, crachats sanguinolents d'un tabac à chiquer que nous ne connaissons pas encore.
Pranab et toute l'équipe de Pedalroad nous accueillent. Une semaine de rires, de discussions et de coups de mains réciproques...
Nos nouveaux copains nous escortent et nous regardent nous éloigner à travers les plaines humides du Brahmapoutre. Les parcs naturels de Kaziranga et de Pobitora nous offrent la nature sauvage en spectacle. Rhinocéros à une corne, éléphants, buffles d'eau et pélicans apparaissent dans les marécages et les prairies d'herbes à éléphants, dans ces sanctuaires où des reliques de la préhistoire côtoient les éclaboussures de notre évolution et ses pollutions les plus sournoises emportées les eaux.
Les récents braconnages nous aurons valu trois interviews télé en trois jours. "Save Assam, save the rhino !", nous demande-t-on de reprendre en cœur...

Club de journalistes, Etat de l'Assam
Comme un comique de répétition, et à croire que nous étions dans le fief journalistique brahmapoutresque, nous atterrissons le soir du réveillon de Noël dans la salle de conférence du club local.
Nous goûtons les douceurs du coin et échangeons sur des sujets d'actualité, sous le portrait perplexe de Maître Gandhi.
Et puis, pour la troisième fois de la soirée, nous recommençons l'interview avec notre apprenti reporter, qui se trompe dans les questions, oublie de brancher le micro, change l'angle de la caméra. Le rire chatouille nos lèvres, mais nous tenons bon, par respect pour nos hôtes et par plaisir de se prêter à ce jeu aussi curieux qu'improbable...
Au petit matin, après avoir répété une énième mais dernière fois nos réponses à notre reporter en herbe, nous remercions l'équipe avec insistance. "It's our duty" (c'est notre devoir), nous répondent-ils...

Transformateur électrique en construction, Etat de l'Assam
La confiance s'installe peu à peu, et la mère du jeune gardien nous convie à partager leur repas dans la maison de famille à quelques pas de là.
Malgré ma condition féminine, je n'ai pas le droit d'aider en cuisine. J'en profite pour questionner les femmes lors de leurs allées et venues. Je tire les fils de leur histoire, et elles me déroulent leurs plus beaux ouvrages. Je découvre leur trousseau de mariage et les réserves de vers à soie. Elles m'habillent de leur plus beaux saris, dont l'histoire me restera méconnue, mais que j'imagine prendre forme sous le métier à tisser...
Nous sommes invités à rejoindre les jeunes d'un parti politique au salon. Attention, regardez la caméra : Facebook live !

Premier village tribal Naga, État du Nagaland
Sans l'ombre d'une hésitation, l'homme nous installe dans sa cabane pour la nuit, avant de s'éloigner à pied sur une piste engloutie par l'obscurité. Dans l'air flotte des feuilles de bananiers et des chauves-souris des plus gigantesques.
Perchés sur les plantations de thé au milieu d'une jungle tribale encore inconnue, nous restons quelques minutes ébahis par la compréhension et la confiance qui nous ont été données. Nous refermons la porte sur laquelle figure une discrète croix chrétienne, et nous endormons dans nos couchages sur la terre battue.
Quelques jours seulement suffiront pour nous passionner pour ce peuple de guerriers, où prévalent pourtant altruisme et humanité...

Famille tribale Konyak, district de Mon, Etat du Nagaland
Nous prolongeons notre pause au col, ébaubis d'admiration devant d'éléphantesques régimes de bananes sauvages. À deux pas de nous marche un homme, pieds nus sur la piste sableuse couleur ocre, le visage assombri d'un tatouage tribal et les lobes d'oreilles traversées par d'inconnues cornes d'animales. Envoûtés par son apparition, nous léchons du regard cet ancien Konyak (tribu réputée des plus guerrières par le passé), s'éloignant peu à peu, une besace en osier sur le dos, décorée de têtes d'oiseaux, une machette à la taille et une lance en fer à la main.
Quelques kilomètres plus loin, une jeune famille Konyak nous accueille, et nous installe dans leur récente hutte en bambou tressé, soigneusement recouverte de feuilles de palmier.
Le feu central a déjà assombri les maigres murs et éclaire par à-coups la cicatrice faisant office d'ornement tribal sur la joue du jeune père. Comprenant notre étonnement face à tous les objets qui nous entourent (fusils, hachettes, lance-pierres, plumes d'oiseaux, légumes gigantesques...), il nous explique leur utilisation. L'aîné des enfants s'approche et, respectueux, offre à Xavier son trophée de la journée : un petit oiseau qu'il dépose délicatement dans la paume de ses mains...
Les iams-iams (sorte de topinambours) cuits la veille dans un grand chaudron noirci par les décennies, sont répartis dans plusieurs gamelles autour de nous.
Armée de fourmis dans ces forêts anonymes, les Nagas se faufilent à l'aube dans les sentiers, vers les nouveaux espaces libérés par le brûlis, rendant la terre arable le temps d'une saison. Les feux de broussailles envahissent les flancs de montagne et ravivent un instant la force d'un sol escarpé difficile à cultiver, avant que les pluies diluviennes ne viennent lessiver les versants.

Nous constatons l'isolement de ces tribus, leur éloignement de plusieurs jours de route de tout centre de soins, la monotonie de leur nourriture et la fragilité de leur existence lorsque la santé s'efface... A chaque départ, les tribus nous souhaitent d'aller doucement. "Go slow". Une formule d'adieu qui prend toute sa force dans ces contrées préservées...

Nous informons nos hôtes de notre itinéraire, et ils nous questionnent sur les habitudes culinaires et vestimentaires des tribus que l'on a rencontré. À moins de 40km de distance, les mœurs et la langue changent, et les tribus ne se comprennent plus.
L'arrivée de missionnaires anglais chrétiens, le développement des centres religieux, de santé et d'éducation associés, ont peu à peu métamorphosé les tribus Naga alors animistes, décapiteurs de têtes ennemies et collectionneurs de trophées de chasse... Les églises ne désemplissent pas de nouveaux fidèles, et les tatouages traditionnels laissent place aux croix chrétiennes.
À l'aube, nos hôtes acceptent une photo de famille élargie. Le doyen, dont le masque foncé laisse encore deviner le tatouage facial d'un autre temps, engage une poignée de main des plus chaleureuses. De celles qui marquent un arrêt dans le temps pour mieux témoigner respect et affection à l'étranger qui est passé à la maison. Comme pour graver cet instant dans sa mémoire. Si peu de mots et de regards échangés en une soirée, mais tant de considération adressée au moment du départ...

Chef de police, poste de contrôle, entrée du district de Tobu
La frontière birmane n'est plus qu'à 20km à vol d'oiseau de notre nouvel abri. Suite à l'incendie volontaire d'une hutte familiale, le chef de district fait une longue halte au poste de contrôle, et nous apporte une nouvelle lecture de l'histoire tribale du nord-est indien.
Bénéficiant d'un statut particulier à l'époque britannique, les Naga revendiquent le maintien de leur indépendance vis-à-vis de l'actuel gouvernement indien, n'ayant culturellement rien en commun avec la dominante hindoue à plusieurs centaines de kilomètres de là.
En l'absence de frontière physique, Naga birmans et Naga indiens se retrouvent pour les fêtes tribales communes. Les attaques menées par le passé par les nationalistes Naga envers les représentants gouvernementaux, ainsi que les conflits pour la terre entre tribus ont conduits l'État indien à instaurer des postes de contrôle et renforcer la présence de l'armée.
Si les Etats du nord-est indien disposent de quelques exceptions réglementaires par rapport au reste du continent (droit du port et de production locale d'armes et de poudre, droit à l'abbattage et à la consommation de bœuf...), des négociations sont encore en cours avec le gouvernement central pour statuer. Le projet stratégique d'infrastructures routière et ferroviaire ralliant Bangkok via la Birmanie (permettant l'accès à la Chine par l'Asie du sud-est), ainsi que l'actuel dépendance économique de l'enclave tribale au continent indien, pencheront peut-être dans la balance des négociations...

Famille tribale protestante, village de Tobu
Du trésorier du "Naga Liberation Front" aux pasteurs des Églises chrétiennes, l'étranger est en honneur, toujours avec cette précieuse pudeur que dégagent les tribus Naga. Leur juste mesure, ni trop ni trop peu...
Les fêtes de fin d'année aidant, les morceaux de poulet et de porc s'amoncellent dans nos assiettes et nous revigorent après des mois de carences en vitamines et protéines.
Autour du repas, les jeunes Naga nous font part de leur désarroi quand à la façon dont sont perçues les tribus dans l'Inde hindoue : des sauvages coupeurs de têtes qui mangent des vaches sacrées...

Fait suffisamment rare pour être mentionné, nos passeports sont tamponnés au changement de district, alors même que nous sommes toujours en Inde...

Nous nous rapprochons du Bengladesh, et les communautés musulmanes, discrètes jusqu'à lors, se multiplient. Les hommes barbus, coiffés d'un topi en crochet blanc et d'une jupe à carreaux bleus, tentent une course de vélo avec Xavier.
Si l'indien hindou est curieux et n'hésite pas à se pencher pour mieux regarder mon visage que je cache sous mon chapeau et me voler un selfie interdit, l'indien bengoli, lui, est très très curieux et vient en masse. Dix, vingt, trente hommes m'entourent et me regardent. Comprenant l'inconfort que cela me procure, le tenancier du petit café les prie de bien vouloir me laisser respirer et de s'en aller à leurs activités. Dix, vingt, trente nouveaux hommes prennent leur place. Intimidante nouveauté...

Famille musulmane bengoli, Etat de Manipur
Après les églises et les temples hindous, pourquoi ne pas tenter les mosquées... Xavier se lance.
Nous suivons l'homme à travers la brousse, qui rassure ces compères sur le fait qu'il pourra nous offrir tout ce dont nous aurons besoin. Marié à deux femmes tribales converties, l'une anciennement animiste et l'autre chrétienne, il nous procure un confort qui renchérit sur les accueils que nous avions eu jusque-là. Avec une même gentillesse et une même délicatesse...

Fille de l'ancien roi de Cherrapunji, État de Megalaya
Les forêts de bétel se succèdent et les petites femmes Khasi, sous leur tissu drapé rouge, leur rouge à lèvres et avec leurs dents rougies par la chique, trient les noix en bord de route.
Nous nous rapprochons du lieu le plus pluvieux de la planète en période de mousson, et nous faisons la rencontre d'une nouvelle sous-tribu Khasi.
Le fils, occupé au jardin et en cuisine, nous livre quelques bribes de leur religion animiste et de leur conception sur l'origine du monde.
Sept familles sacrées sur un total de seize ont été envoyées sur Terre. Le pont doré (arbre sacré) par lequel ils pouvaient monter et descendre du ciel se rompa, et les sept familles restèrent prisonnières sur Terre où elles ont dû s'installer. Nous en serions tous les descendants...
Le tambour retentit au salon, des jeunes voix d'hommes et de femmes alternent dans les chants sacrés. La mère, garante des traditions, les reprend et les ajuste. Alors sorte de "maires locaux", des milliers de rois dirigeait l'Inde pré-coloniale. Prêts à tout pour récupérer le trône, les prétendants pouvaient mettre à feu et à sang celui qui devait être destitué. Si bien que notre doyenne, fille d'un des anciens rois de Cherrapunji, ne dispose plus aujourd'hui que de la petite mais confortable demeure familiale où nous sommes accueillis.
Nous effleurons un peu plus le fonctionnement des tribus matri-linéaires indiennes, où les filles aînées sont héritières prioritaires dans ces sociétés tribales...

Retour chez l'équipe de Pedalroad, Guwahati, Assam
Les retrouvailles sont des plus heureuses : "on vous a vu dans le journal et sur Facebook" ! nous disent-ils. Nous faisons un bilan mécanique, reprenons la tension des roues, bichonons nos montures... Et continuons les discussions.
Toujours aux petits soins, l'une des financeurs de l'atelier, fille du directeur d'une clinique privée renommée, nous offre un contrôle médical complet, et l'uns des volontaires nous rattrape sur le jour du départ pour nous passer l'écharpe au cou...

Ancien haut-gradé dans l'armée indienne, Bengal occidental
Ce Ghorka népalais hindou, et sa femme tibétaine boudhiste convertie, nous parlent de leur ville d'origine de Darjeeling et des autres régions de cette enclave hautement stratégique pour l'État indien, mais qui regorge de minorités en quête d'indépendance...
Le Bouthan, à l'instar du Népal, à gardé son indépendante royauté sous condition d'étroites collaborations avec l'État indien et l'actuel empire britannique en fond d'écran.
Lors de l'indépendance de l'Inde, les régions à majorité musulmane ont étés regroupées sous un même Etat, nommé Pakistan, constitué par deux entités géographiquement opposées de près de 1600km : l'actuel Pakistan à l'ouest et l'actuel Bangladesh à l'est.
Si cette région frontalière ne subit pas les mêmes tensions religieuses qu'au Cashemire, la plaine du Brahmapoutre accueille en période de mousson (et où les lignes frontières sont sous les eaux), des milliers de bengladais qui migrent en barque vers une Inde moins peuplée et plus prospère.
Nois découvrons la complexe réalité d'une Inde plurielle, de ses frontières éthniques et des jeux géopolitiques qui les taquinent.

Le 3 février 2018
Nous rembobinons les derniers kilomètres en direction de la frontière népalaise, et le film de cette aventure humaine dans les Etats de l'enclave indienne repasse dans nos têtes.
À mesure que nous avançons dans l'Inde, je mesure ce qu'elle est. Un pays où se côtoient pratiques traditionnelles et dernières trouvailles technologiques. Un pays où rien ne semble impossible, et où la surprise, souvent bonne, peut surgir à chaque instant...
Nous tournons le dos à deux mois d'itinérance portée par une inoubliable hospitalité, où nous n'aurons pas demandé plus de deux fois pour trouver un abri, et où nous n'aurons déplié la tente qu'une seule fois...
Deux mois sans appréhension au crépuscule lorsque ne vient pas d'abri, mais avec la certitude que nous serons aidés.
Deux mois où une inconnue pureté relationnelle nous a été offerte sur un plateau doré.
Deux mois après lesquels la parenthèse se referme...