lundi 7 janvier 2019

Repos aux pays des sourires : le refuge thaïlandais

Mae Sot, le 23 décembre 2018

J'échange mes derniers billets birmans au poste frontière, avant de fouler de nouveau le bitume irréprochable au milieu des pickups thaïlandais.
Au "Borderline café", je rencontre Ton, un hollandais qui voyage à vélo depuis 1996 (mais qui s'octroie une pause ici depuis bientôt 9 ans). Volontaire pour enseigner dans les camps de réfugiés birmans côté thaïlandais, il m'accueille pour Noël et me livre une lecture supplémentaire à la complexité des conflits ethniques birmans. Nous parlons des Rohingas, que ni les Indiens ni les Birmans ne veulent voir chez eux, et qu'un Bengladesh peu florissant et débordant est bien en peine de pouvoir accueillir. Nous évoquons les moines bouddhistes qui ont cherché l'exil face aux menaces de la junte militaire, et les civils de diverses ethnies (de l'état Kayin à l'état Kachin) qui fuient encore l'oppression des rebels. Le tout à l'avantage des entreprises thaïlandaises frontalières qui trouvent une main d'oeuvre bon marché et sous l'indifférence la plus totale d'une Chine qui a visiblement d'autres chats à fouetter. Toutes ces personnes trouvent refuge dans des abris insalubres qui, pour garder la vie, perdent leurs papiers, leur liberté et leur dignité.

Je me lève bien souvent avant les moines et quitte les monastères pour m'enfoncer dans la brume encore endormie des fonds de vallées, sous le regard peu éloquent du nouveau roi et dont le portrait trône à chaque coin de rue.
A l'image des birmans, les thaïlandais se démènent pour me convaincre d'accepter confort et sécurité. On m'ouvre une chambre de moine, on m'aménage tantôt une bibliothèque, tantôt une salle d'école. Parce que je suis une femme seule, parce qu'il n'y a pas de connexion internet, parce qu'il y a des bandits, et des fantômes, et des esprits. On m'apporte une nappe, des oreillers, une serviette pour mes petits pieds, à boire et à manger.
Pourtant, le chiffre qui s'affiche sur les différentes balances que je trouve en libre-service dans les pharmacies finissent de m'alerter. Je me résigne à changer d'itinéraire et, à coût de quelques honoraires, à aller consulter dans une clinique expérimentée.

Chang Mai.
De la cuisine au jardin, je m'adonne aux différentes tâches quotidiennes de la pension pouvant alléger la besogne de Nok et Alistair en échange du gîte et du couvert, et attends les résultats de mes analyses de sang. Quelle autre image que l'ange puis-je utiliser encore cette fois-ci, comment appeler ce concours de circonstances heureux, qui m'offre ce lieu de repos nécessaire pour moi et bien utile pour eux...
Des carences en fer et en vitamine B12 viennent donner une raison à ma perte de poids et une mission à Nok : celle de m'en faire reprendre le plus rapidement. Doubles rations et protéines à foison, l'oiseau que je suis se remplume à vue d'œil et va être prêt à ressortir du nid.
Entre les tourbillons ménagers et les insatiables exigences du client roi, Nok s'habitue à ma présence, et m'embarque sur son scooter à travers les ruelles, dans les coulisses du spectacle. Je découvre les préoccupations des femmes Thaïs, leurs peurs et leurs devoirs qui dessinent si lourdement les besoins qu'elles me disent avoir.
Je termine de nettoyer l'are adjacent au jardin des tonnes de plastique et de cochonneries entassées depuis des décennies, sans penser à celles qui referont surface une fois que je serai partie. Peu m'importe, même si je n'ai nettoyé qu'un recoin de cette planète, un tant soit peu est toujours mieux qu'en rester simple témoin.

Je gonfle mes sacoches de réserves de nourriture, et reprends l'itinérance dans un mélange de mélancolie et d'inquiétude.
Je remonte vers le nord du pays et me rapproche du triangle d'or, entre la Birmanie, la Chine et le Laos.
Quelques postes de contrôle aux cols indiquent la tension encore présente liée au trafic d'opium.
Les derniers chants bouddhistes thaïlandais s'élèvent sur la rive droite du Mekong, et emportent discrètement les secrets de cette région mystérieusement contrôlée.

Les rizières s'inclinent devant des versants revêches que caressent d'élégants vergers. La jungle s'agrippe aux pics rocheux bien mieux que je ne le peux avec mes pneus dans ces pentes délirantes. Je quitte le ruisseau et ma sueur ruisselle de plus belle.
On me fait m'asseoir pour recevoir un plat de riz. Jusqu'au moindre recoin d'Asie, je reçois aide et hospitalité sans même les demander. Par delà les mots, une inaudible fraternité se partage dans un autre langage, et m'offre les douceurs de cette réalité tangible. La bienveillance parsemée sur le sentier m'allège dans les pentes amères, et me donne des ailes pour avancer, me pardonner mes fatigues, mes rechutes et mes amertumes.
Gâtée par l'hospitalité, combien de fois aurai-je abandonné si elle n'était pas venue par mainte fois me sauver. Ce puit d'amour et de pardon, intarissable, semble venir caresser mes frustrations infatigables sans les blâmer.