dimanche 24 juin 2018

Varanasi, deux jours pas plus !

Le 14 avril 2018, départ de Katmandou

Confiants de nos montures révisées, nous filons dans le creux de vallée. Des travaux sont en cours, et... Mordieu, miséricorde ! Le goudron liquide enveloppe nos pneus et reverni tout ce qui les entoure. Nous et nos vélos. Marée noire. Faits comme des Dalton. Jour blanc la veille au soir, jour noir au petit matin...

Notre descente dans le Teraï puis dans la plaine du Gange fait grimper le thermomètre, et la chaleur fait perler le goudron sur nos vélos autant que la sueur sur nos fronts.
Imaginez un peu... Entrer dans ces plaines en avril, c'est comme entrer dans une serre de jardin en France au zénith d'été. Non pas le temps d'y cueillir une salade, mais pour s'y installer pendant des mois.
On nous avait averti de la chaleur, mais nous n'aurions pas cru trouver plus dur que l'Iran et le désert du Gobi en plein juillet. Nous roulons entre 6h et 10h le matin, et choisissons un lieu ombragé et ventilé avec une source d'eau à proximité pour passer le plus chaud de la journée. 11h-16h : létargie, atonie...

Varanasi n'est plus qu'à 50km, et le directeur d'une école privée nous demande de rester pour l'appel à 9h du matin...
Deux cents élèves se tiennent en rang dans l'enceinte bétonnée, et écoutent le rappel des règles d'éducation, essayent de répondre aux questions de culture générale, et entonnent le chant national. Je résume dans ma tête le message que j'aimerais faire passer à ces petits soldats, dont le front suinte déjà d'un soleil de plomb dans une cour en surchauffe et qui referment les yeux malgré eux, assommés par une nuit torride et par les watts que crachent les hauts-parleurs à leur hauteur. De toutes nos belles idées (si tant est qu'il y en eût), le directeur reformule le message général que nous apportons : le vélo, c'est le développement durable. Bon, bon, c'est déjà ça.

La plaine du Gange. Notre imaginaire du cahos, du bruit et de la saleté, de l'hyper-urbanisation et de la misère. Rien de mieux que d'aller voir par ses propres yeux ce qui nous effraie tant. Les champs et les maisons se succèdent, comme dans un village permanent où, en dehors des mégapoles, on ne se sent jamais vraiment en campagne ni jamais vraiment en ville, mais où nous disposons presque de notre intimité. Qui l'eût cru...

Je te préviens Xavier : Varanasi, deux jours, pas plus !
Nous resterons deux mois, et n'aurons rien vu passer.

21 avril 2018, Ganges Nirvana, Varanasi.

Nous nous joignons à l'équipe de volontaires pour contribuer au projet de Shashwat, indien natif de Varanasi qui souhaite créer une communauté et un "homestay" pour accueillir les voyageurs.
Lui, ayant grandement besoin de vacances, et nous, ayant grandement besoin d'un arrêt (plan canicule activé), nous prenons le relais. Nous pilotons les volontaires de la communauté et accueillons les clients du homestay, documentons le projet et construisons sur le fond (organisation, comptes, communication).

Des dizaines de personnes sont passées et, plus que jamais, ont été autant d'occasions d'apprendre, sur les autres et sur nous.
De surprises en déceptions, je découvre combien nous attendons encore des autres, et oscillons entre exigence et sérieux pour mener la barque au mieux. Mon égo est en alerte devant ceux qui prennent sans fin tant qu'on leur donne, et me perds à chercher le juste entre les formatages culturels et les comportements égocentrés de chacun... "Ok, c'est mon égo et mon formatage qui parlent. Mais quand même, merde, ça se fait pas ça !"

Semi-endormis la nuit et semi-réveillés la journée, nous naviguons à vue dans cette étuve et continuons de découvrir l'Inde. Des attaques de singes (sans cagoule) qui vident le frigo aux pannes et aux casses d'un matériel indien de maigre qualité, en passant par les attentes pour tout et tout le temps... Nous passons les deux tiers de notre journée dans la logistique, et réduisons graduellement nos ambitions.

Et puis, au quotidien, des scènes de vie nous sautent aux yeux, pour le plaisir de nos zygomatiques. Imaginez un peu...
... être assis dans un rickshaw depuis plusieurs kilomètres lorsque le chauffeur s'arrête pour vous demander... "et au fait toi, tu vas où ?"
... passer devant un temple où on gros "sound system" vous prend vos deux tympans, alors que les femmes en sari se déchaînent au plus près de ses enceintes saturées.
... discuter avec les volontaires sur les tâches du jour, sur fond de beuglement d'une vache sacrée dans la rue en quête de restes de cuisine.
... voir les portes d'un ascenseur s'ouvrir et se fermer sur celui qui doit en être le gardien, et le voir alternativement assis à lire le journal, accoudé à la rambarde, passer un coup de téléphone, endormi sur sa chaise, puis disparu de sa cage.

Varanasi, deux jours pas plus !

Semaines après semaines, nous nous implantons dans le quartier. Le quotidien de la rue n'est plus uniquement celui des klaxons et, peu à peu, cette confusion apparente prend du sens.
Nous comprenons l'impatience des indiens dans un pays où tout prend (beaucoup) de temps, et discernons les métiers et activités de chacun.
Nous reconnaissons tant le "pouet pouet" de notre recycleur à vélo, que notre "laundry-man" en mission sur sa moto. Nous les faisons entrer pour nous aider, le recycleur se signe en passant devant une peinture de vache dans l'escalier. Nous cassons certainement des codes et, pour une fois, nous nous en réjouissons.

Si l'indien, et la vie à l'indienne, peut prendre beaucoup d'énergie, si l'indien sait pertinemment que 5min sera plus probablement 2h, s'il se moque de tes demandes parce qu'il sait où il veut t'emmener, s'il te commande et sait être de (très) mauvaise foi, s'il faut dire un "non" froid et catégorique pour se faire comprendre, s'il faut ignorer des regards bandants d'hommes et suffisants de femmes, s'il faut oublier nos codes de compassion et d'empathie... On s'adapte. À l'indienne ! On mate, on touche, on entre pour voir, on fait nos curieux, on dit ce qu'on veut, on voit ce qui nous intéresse et on ignore le reste. Et ça marche ! Parfois on rechute : on dit bonjour, pardon, merci, au revoir...
Derrière ce tumulte, nous découvrons l'indien sous un autre angle. L'indien flexible et qui ne se vexe pas, l'indien qui accepte et sait donner, l'indien galant et attentionné.

Je t'aime et je te hais.

L'Inde est le pays des extrêmes, tant dans le climat que dans les comportements. l'Inde est excédente et attachante. Elle vide pour remplir. Elle pousse à bout pour en apprendre beaucoup. Faire l'expérience des multiples facettes de son cahos apparent et de la complexité des leçons de vie qu'elle nous adresse prend du temps. Plus de six mois en Inde, et mon apprentissage démarre seulement.
Pour un petit soldat comme moi, que l'égo, la raison et la peur gouvernent, l'Inde et sa ceinture himalayenne sont un vrai challenge. Apprendre le détachement, prendre sur soi, être patient et confiant, donner sans retour, laisser faire et laisser filer. Tout ce que, souvent, on croit savoir faire...

Varanasi, deux jours pas plus !

Pour la quinzième fois, nous retournons sur les berges du Gange dans la vieille ville. Alors que je m'approche de nouveau des marches en surplomb du fleuve qui serpente à l'horizon, une sérénité s'installe en moi comme si je voyais cet endroit pour la première fois. Comme si le temps n'avait plus de consistance au pied d'un fleuve sacré, où vivants et morts ne font que passer. L'ici et maintenant.

A chaque errance sur les berges et dans les ruelles adjacentes, nous observons une multitude de scènes de vie. Celles qu'on ne verrait pas ailleurs, pas dans un lieu si restreint... : le barbier sur son tabouret au coin d'une ruelle qui peaufine le pèlerin après son bain, le flic à l'entrée d'un temple qui s'est endormi avec le fusil à pompe au repos sur le dossier de son siège, les porteurs qui écartent les passants pour acheminer un corps, le veau qui se gratte la tempe à la poignée de frein d'une moto, le mandiant à six doigts qui secoue sa gamelle, la vache errante qui s'arrête lécher Shiva pour récupérer le grain laissé en offrande, le chien assoupi avec son derrière dans l'eau croupie, l'étrange fétichiste de crânes humains, le vendeur de shilom et les jeunes femmes qui papotent sur leur lit à l'étage...

Les images se bousculent dans ma tête, et mes yeux n'arrivent plus à capter la multitude de ces "jamais-vu", des actions des plus touchantes aux plus mystérieuses.
Je remplis ma mémoire de cette vie foisonnante, et en oublie les détails une fois revenue à la maison. Comme s'il n'en restait qu'une impalpable substance, comme si ce trésor éphémère ne peut être que vécu et gravé d'aucune manière. En photo ou sur le papier, les secrets du Gange ne se laissent pas archiver.

Nous sommes en hors-saison touristique et, à force de nos venues, on finit par nous reconnaître et nous prenons place sur le banc des habitués. Ils nous acceptent dans leur intimité quotidienne et nous assistons à leurs rituels. Un partage muet s'installe avec notre baba enjoué à nous voir assis près de lui pendant qu'il fait ses peintures et prépare ses fétiches, ou avec notre ascète à la barbe blanche cordial et délicat.
J'aime ressentir ces silences infinis avec ces personnes qui passent leur vie ici, si frêles en apparence, avec le minimum vital dans leur corps pour vivre, et le nécessaire dans leur esprit pour sembler apaisé et heureux. Leurs cuisses se réduisent à la taille de mon bras, mais leurs yeux semblent cacher une vie sans fin. Comment vouloir collecter une fois de plus une photo pour immortaliser ces moments-là pour soi, avec celui qui transcende tout ça...

C'est l'heure des rituels, et le Baba nous invite à entrer dans le temple de Shiva qui surplombe le lieu principal de crémation. Il ajuste et dispose les guirlandes de fleurs fraîches, pendant qu'un chien s'installe tranquillement sur le sol rafraîchi. Un bouc majestueux passe sa tête dans l'attente de son offrande à lui. Habitués aux hommes, les animaux du Gange semblent se comporter comme eux, à croire qu'ils se connaissaient dans une autre vie...

Nous rendons visite à notre "tchaï Baba". Des stères de bûches sont entreposées sur le côté, et les vaches sacrées entrent et sortent de l'étable où dort encore le jeune garçon sur des planches en bois. Les rituels s'enchaînent sur la berge en contrebas : des buffles se rafraîchissent, une famille en pèlerinage prend son bain, une nappe de mazout divague, un baba termine son yoga, des corps brûlent, une femme lave son linge...
La vie du Gange semble être un éternel recommencement.

La vieille ville est composé de milliers de petits temples, et les échoppes vendent les mêmes produits et services au pèlerin et pieux visiteur.
Varanasi, ville sacrée et cœur de la religion hindoue, semble immuable à celui de passage, mais révèle des signes d'une métamorphose déjà avancée.
Jusqu'à lors dans les minorités boudhistes, musulmans, chrétiennes et animistes, nous découvrons d'un peu plus près pendant ces deux derniers mois la pesante majorité hindoue de l'Inde. Observant les rituels et partageant le quotidien d'une famille aisée, nous mesurons peu à peu le poids des superstitions dans les rituels, le pouvoir pernicieux des gourous, la quantité de nourriture et d'argent que le bon pratiquant dédie aux offrandes...
Les billets s'amoncellent dans les caisses des nouveaux Baba businessmen qui éliminent leurs concurrents et se désignent en maître.
Notre président Macron rend visite à leur premier ministre Modi pour parler affaires sur les berges d'un fleuve sacré, où semblent se diluer les restes d'une ancienne et profonde spiritualité...