Varanasi, le 27 juin 2018
Nous quittons la grouillante plaine du Gange que les premières gouttes de pluie viennent rafraîchir. De nouvelles campagnes tribales se déploient devant nous...
Les jungles humides de l'État du Chattisgharh
La langue change, les femmes tatouées s'affirment dans l'espace public et les drapeaux du dominant parti hindou (BGP) se font plus discrets.
Absent des guides touristiques, l'État du Chattisgarh est loin d'être oublié des businessmen.
Les larges routes récemment asphaltées nous guident à travers une jungle mystérieuse, où surgissent alternativement mines de charbon, industries d'aluminium et barrages hydroélectriques. Des convois ministériels sillonnent les alentours, telles des apparitions malséantes au milieu de populations tribales des plus pauvres rencontrées jusqu'ici.
Malgré la gratuité des soins, l'argent alloué par le gouvernement et les sollicitations répétées des médecins de village, les locaux refusent d'aller à l'hôpital et en remettent leur destin à certains rituels et traditions des plus invraisemblables...
Sursauts et yeux apeurés des locaux, une méfiance reigne et nous fait redoubler de prudence. Nous découvrons jours après jours les motifs des persécutions tout azimut qui retiennent les tribus sur le qui-vive : brahmanes (anciennement prêtres et intellectuels hindous, aujourd'hui caste occupant les postes clefs de la société) versus animistes, chrétiens ou musulmans ; naxalites (groupes rebels armés) versus représentants du gouvernement et groupes industriels puissants...
Les panneaux publicitaires disséminent graines stériles et intrants chimiques, et peaufinent la disparition des dernières semences locales et la dégradation des sols tribaux. Je m'évertue à expliquer ce qu'apporteront ces illusions de modernité aux femmes en plein semis... mais ne peut qu'observer la spirale infernale qui recommence sous nos yeux.
Nous quittons l'une des plus grandes zones métallurgiques de l'Inde, où l'air nous étouffe et les pluies acides nous irritent la peau.
Des hommes qui en viennent aux mains pour une place de bus, une voiture qui fait demi-tour en trombe au barrage de police, des forces de l'ordre en civil et des boucliers à l'entrée des gendarmeries... La tension est palpable et une moindre étincelle semble pouvoir mettre le feu aux poudres.
Les collines tribales et leur sous-sol regorgent encore de minerais et de ressources fossiles, alors que les sols offrent des surfaces agricoles toujours plus rares à dégoter pour les grosses entreprises. Alors sorte de robin des bois communistes (groupes maoïstes venus du Bengal occidental), les naxalites seraient venus prêter main forte aux tribus animistes pour préserver leur terre sacrée, et contrer l'élargissement de l'autoroute devant permettre un accès massif aux machines minières et agricoles pour les Tata et les Pioneer... Depuis peu, ces groupes naxalites seraient armés par la Chine qui, comme dans les guérillas, utilisent les villageois contre quelques roupies pour faire face en première ligne aux commandos de l'armée indienne. Heureusement que l'Etat indien, salvateur, est là pour distribuer gratuitement aux plus pauvres des graines stériles et des rations de riz toxique... Ambiance.
Compte tenu des tensions, les locaux craignent de nous héberger, et nous en remettent aux villes.
Sans être des cibles pour ces groupes armés, mais ayant été médiatisés plusieurs fois malgré nous quelques semaines plus tôt - et les forces de l'ordre craignant plus pour eux que pour nous - nous passons des heures dans les commissariats pour nous enregistrer. Tous les moyens sont déployés pour nous mettre en sécurité... jusqu'à finir par nous évacuer vers l'État voisin.
Le désert aride de l'État de L'Andhra Pradesh
La saison des pluies étale son arrivée dans les différents états indiens et les changements climatiques rendent l'arrivée des pluies de plus en plus aléatoire.
Nous dormons dans les temples de village, et partageons l'attente des villageois matin et soir devant un robinet d'où ne perle plus une seule goutte d'eau depuis quelques jours. L'Andhra Pradesh attend la pluie depuis 9 mois.
Les pompes des habitations s'essoufflent dans des puits asséchés, alors que la gratuité de l'électricité permet aux grands systèmes agricoles de percer plus profond pour pulvériser l'eau d'une nappe amaigrie et trop polluée.
Par endroits, des bœufs soulèvent une poussière ocre miséreuse, et des carcasses d'animaux épuisés parsèment les plantations de piments qui ajoutent du feu dans un paysage déjà calciné.
Les vacances... : l'État du Tamil Nadu
Le trafic, les sourires, les accueils et les discussions... Tout paraît plus facile et contraste avec les regards noirs, vides ou résignés des plaines du Gange et du Brahmapoutre. Les façades de briques et de ciment se colorent, et les filtres à eau collectifs mettent fin aux bouteilles plastiques en bord de route.
Nous sentons que nous nous rapprochons de la fin de notre itinérance indienne et, s'entraîne-t-on l'un et l'autre ?, nous avons hâte d'arriver.
Pondichéry.
Nous entrons dans la "ville blanche", où apparaissent toits de tuiles et volets en bois, balcons et rues pavées, églises catholiques et symboles judéo-chrétiens, parcs arborés et promenades sur la baie du Bengale, phare marin et pains au chocolat.
Dans cet ancien comptoir à l'architecture coloniale, le nom des rues est écrit en tamoul et en français, et les menus des restaurants mélangent baguettes et curry de crevettes.
Et puis, parce que l'Inde n'a pas dit son dernier mot...
Auroville, le 20 août 2018
Vincent, menuisier installé près de Pondichéry et que nous avions rencontré 9 mois plus tôt près de la frontière bengladaise, nous ouvre sa maison... Une piste d'atterrissage, un tapis de velours où nous pouvons nous échouer en douceur pour digérer et partager notre expérience de l'Inde avec des français qui y vivent depuis des décennies. Une étrange sensation d'avoir trouvé un coin de chez soi à l'autre bout du monde...
L'énergie positive et l'ardeur de Vincent nous porte, et nous venons dès que possible lui prêter main forte. Telle une émission télé de redécoration intérieure : top chrono ! Vincent réfléchit plus vite que son ombre, les meubles semblent être créés à la baguette de Mary Poppins, et ses ouvriers opèrent comme de minutieuses fourmis.
Entre deux tourbillons de relooking intérieur, je découvre peu à peu l'histoire d'Auroville...
Née d'une rencontre entre le philosophe écrivain spiritualiste indien Sri Aurobindo et celle que ceux d'ici appellent "Mère", Auroville est un lieu expérimental initié en 1968, un laboratoire humain pour ceux qui veulent commencer à faire évoluer notre monde, dépasser les vicissitudes de l'être humain et passer à un autre stade de conscience, en se concentrant sur le travail de la matière et de l'esprit.
Je passe des heures à écouter "mes vieux" aurovilliens, au régal de mes synapses et de mes zygomatiques. J'essaie d'imaginer tous ces 68ards en herbe qui, ras le bol des discussions pseudo-politicardes et écoeurés des prises de pouvoir en place, débarquaient ici 40 ans plus tôt avec l'espoir d'aider à ce qu'un nouveau monde prenne racine. Simple curiosité, profond espoir ou voix divine, à l'image des Chemins de Katmandou de Barjavel, des jeunes des quatres coins de la planète se mettent en route pour Auroville, alors austère désert de terre rougie...
Je suis bien en peine de retranscrire ici ce que ces aurovilliens ont ressenti en arrivant ici, parce qu'eux-mêmes n'ont pas toujours les mots et parce que les miens n'égaleront jamais ce qu'ils ont pu me partager...
Gouvernance en interne et pression foncière en externe, les enjeux d'Auroville sont nombreux, et celui de passage qui ne creuse pas l'histoire du lieu risque d'y voir un décor occidental colonisateur à la mode bobo englué dans des affaires d'égo... Pourtant, Auroville est un véritable terreau pour celui qui veut faire tomber le masque.
Eric, Hervé, Jean-Jacques... J'ai été touchée par ces "grands oncles" que j'aimerais mettre sous cloche pour que vive encore leur confiance dans la profonde nature de l'humanité, leur art de raconter et de se livrer sans tabou ni regret, continuant sans fin d'apprendre et de s'ajuster tout en prenant la main de celui à côté qui la tend...
Chennai, le 20 septembre 2018
Depuis le toit de l'immeuble où nous sommes accueillis, nous parlons déjà de l'Inde au passé. Mes yeux se fondent à l'horizon, comme si je regardais pour une dernière fois le film que nous y avons vécu. Les Bollywood du quotidien de la rue et l'excédente légèreté des indiens vont me manquer, et je ressens une incroyable reconnaissance envers Xavier pour m'avoir amenée dans ce coin de la planète que je craignais tant...
Notre route à travers "les Indes", un bien difficile résumé...
Cher lecteur que j'admire tant, qui a le courage ou qui s'ennuie suffisamment pour lire les pavés de texte que je m'obstine à écrire par incapacité à taire tous ces sujets qui me paraissent plus importants les uns que les autres...
Cher lecteur donc, comment résumer un an et demi passés dans le sous-continent indien, et 9000km à sillonner de la chaîne himalayenne à la baie du Bengale et à découvrir l'Inde rurale...
Dans quelques jours, nous prendrons l'avion, et je peine à mettre des mots sur ce que j'ai reçu dans ces états indiens qui pourraient constituer autant de pays à eux seuls. De l'amour et des claques, de la confiance et de la rage, de la sérénité et de la peur. Sans cesse, un va-et-vient de l'un à l'autre, parfois tous dans une même journée. Jusqu'au bout, de tout et de moi-même.
Nous avons su manger avec les mains et marcher pieds nus, mais nous n'avons pas réussi à traverser la route sans regarder, se mêler des affaires des autres, toucher ce qui ne nous appartenait pas, couper la parole, ne pas écouter quand on nous parlait, ne pas finir notre assiette, et ne pas aider celui qui écopait des conséquences de son karma. Se fondre dans les us et coutumes, ça prend du temps...!
A ces codes sociétaux s'ajoutaient des scènes choquantes du quotidien de la rue indienne où tout est visible au grand jour. Notre regard semblait s'y habituer, mais notre fatigue latente du soir nous prouvait qu'elles laissent bien des traces et nous impactaient. Les animaux blessés ou à l'agonie dans le fossé, les déchets et le bruit permanents, les intouchables sales et exploités, les drogués et les estropiés, les pulsions masculines dans une société frustrante, les violences sociales et les traces de pollutions de la terre jusqu'au ciel...
C'est une certitude, l'Inde transforme, et ne laisse pas indifférent. Elle pousse dans les derniers retranchements. Comme s'il ne servait plus à rien de s'énerver ni même de s'appitoyer... Profond ressentiment.
Et puis, parce que nos têtes de "blanc-bec" sur des "vélos à vitesses" chargés de mystérieux bagages attiraient les curieux d'un des peuples les plus curieux au monde qui nous sollicitait du lever au coucher... Nous avons dû chercher des abris sûrs et calmes pour passer nos nuits, et demander l'hospitalité dans les églises et les communautés chrétiennes, qui nous offraient un asile culturel, où l'égo recule, le silence est d'or et l'espace privé passe avant la curiosité.
Des jésuites aux franciscains en passant par les missions de Sainte Teresa de Calcutta, nous nous sommes arrêtés dans des orphelinats et des hospices, et avons rejoint une association pour construire une école tribale.
Nous avons découvert le protestantisme façon indienne, rencontré des sœurs en sari, et des anciens DJ ou businessmen qui s'improvisent pasteurs. Nous avons dormi dans les chapelles avec les paroissiens, et râlé après leurs hauts-parleurs qui concurrençaient la cacophonie des temples hindous...
Des orphelinats chrétiens aux écoles gouvernementales, nous avons rencontré des enfants tribaux qui nous dévoraient du regard, et dont le sourire semblait dire tout le bonheur qu'ils avaient à nous voir avec eux. Nous avons découvert le travail colossal de ces femmes et hommes de foi, entendu des témoignages de ceux qui ont été menacés par les fanatiques hindous, et découvert les motivations des intouchables (sous-caste indienne n'ayant pas accès aux temples hindous ni à la dignité humaine) qui se convertissent...
D'abord réservée puis presqu'hostile à l'apparente religiosité en Inde, je ne pourrai plus nier qu'un voyage dans les profondeurs de l'Inde s'accompagne, de gré ou de force, d'une découverte spirituelle. L'appartenance religieuse est une information primordiale dans ce pays où les rituels sont profondément ancrés dans le quotidien, par croyance ou par superstition, pour s'assurer l'accès au divin...
Hindouisme, bouddhisme, islam, christianisme, animisme... Puisque l'Inde est un terreau incroyablement fertile à toutes sortes de religions, c'est aussi un pays symptomatique des dérives religieuses et de l'utilisation de la religion pour des affaires de pouvoir.
Combien d'organisations et de maîtres spirituels douteux créent leur propre temple/église et intimident le fidèle craignant la mort (la réincarnation ou le jugement dernier) et tirent profit de leur généreuses donations... Des centaines d'Eglises et de Temples perlent le sous-continent et, de Jésus à Bouddha en passant par Mère d'Auroville, les tentatives d'éveil spirituel semblent échapper difficilement à la coupe simplificatrice et abruttissante de ceux qui en récupèrent un certain pouvoir.
Les dérives et extrémismes religieux (et l'instrument de propagande qu'ils procurent) semblent se multiplier sur la planète, créant une méfiance accrue et un rejet total des dogmes chez ceux pourtant de plus en plus nombreux à la recherche de sens face à la course en avant de nos sociétés...
D'est en ouest et du nord au sud, une multitude d'alternatives s'organise aussi en Inde, et nous console après tous ces paysages de désolation dont nous avons été témoin.
Si l'union pour l'argent et le pouvoir semble être une réussite sur la planète, je souhaite que ceux qui partagent un autre idéal surpassent leurs peurs et leur égo, et réussissent à se mettre au diapason...