Tay Trang (frontière nord Laos-Vietnam), le 8 février 2019
L'écusson au liseret rouge et à l'étoile jaune m'indique le passage dans le noman's land. A la récente route chinoise côté Laos succède une vulgaire piste autrefois asphaltée côté Vietnam, longeant quelques bâtiments en béton désaffectés.
Et puis quoi tu veux quoi qu'est-ce qu'il y a j'te comprends pas. La tenancière de l'unique boutique m'aboie quelques interjections pour me dire qu'il n'y a rien à manger ici, alors que je regardais ses bocaux de serpents et autres animaux insolites dans de vieux bocaux d'alcool stockés sur les étagères à côtés des paquets de pâtes poussiéreux.
Diên Bien Phu.
Du musée aux tranchées, je déambule dans cette ville qui n'était qu'un champ de bataille 60 ans plus tôt. Les combats, la résistance, l'acheminement de l'armement en pièces détachées sur des sentiers à travers la jungle, la saison des pluies et des moustiques.
Je m'engage sur une route montagneuse à travers les premières terrasses de riz et longe la frontière chinoise. Je me repose dans les rares échoppes de bord de route pour observer les femmes Hmong aux faciès tibétains terminer leur ouvrage au point de croix. J'accueille les bols de riz avec autant de surprise que les aboiements enthousiastes des tenancières qui, heureuses de me voir ici, me collent de belles claques dans le dos en guise de sympathie.
Maîtresse d'école, ancien résistant pendant la guerre d'Indochine, paysan chrétien... Les accueils se succèdent dans une amusante fraternité, et on s'assure en permanence de mon confort, de mes provisions et de mon argent en poche pour continuer ma route. On cale mon vélo, on me fait mon lit, on me sert du riz, alors que les enfants se régalent des quelques douceurs que je leur offre en partage.
Le feu crépite au fond de la cabane, des chants sacrés grésillent dans le téléphone, et je peine à fermer les yeux dans ces décors, après ces simples et généreuses soirées que rien d'autre au monde n'aurait pu nous amener à partager. Si ce n'est la magie de cette itinérance...
Sapa. Alors simple village il y a quelques années, je découvre une cité balnéaire investie par les chinois qui me donne la nausée. Casinos, complexes hôteliers et téléphériques viennent accueillir ceux qui rêvent de collectionner selfies en tenue traditionnelle, images insolites et suites avec vue sur les montagnes dans ce nouveau parc d'attraction où les femmes tribales prennent la place de Mickey et Donald.
Hanoï, le 15 janvier 2019.
Stockage du vélo, réservation de l'auberge, achat d'eau et d'un paquet de gâteaux, 3-2-1-0... Les voilà. 1 an, jour pour jour, quasiment... Comme on pouvait s'en douter, des 10 jours nous n'aurons rien vu passer... Nous sommes encore tous à demi-endormis lorsque le taxi les remmène à l'aéroport...
Je retourne chercher mon billet de train pour m'engager sur les rails du trans-indochinois à destination de Hô-Chi-Minh-Ville. Entre monts et mer, les paysages se succèdent depuis les fenêtres de ce mythique chemin de fer construit dans les années 30 pour rallier le Tonkin à la Cochinchine. A bord d'un de ces wagons encore peind en bleu-blanc-rouge, je repense à notre traversée transsibérienne, mais où les rizières et la bière Larue remplacent cette fois les steppes et la vodka.
Hô-Chi-Minh-Ville (Saïgon), le 3 mars 2018
Il fait encore nuit noire lorsque j'échoue que le quai de la gare centrale, et l'air lourd me fait déjà craindre la fièvre du soleil le jour. Je cherche un chemin à travers les ruelles pour éviter un trafic qui semble continuel, et émerge calmement devant les vendeurs de soupe qui installent leur mini-tables et les écoliers qui ajustent leur cartable.
Le charme du vieux Saïgon contraste avec mes images de Hanoï, où l'argent coule à flot pour en agrandir l'influence à la porte de la Chine. Assumés par le Parti à l'échelle nationale, ces choix de développement confortent la sanction aux "ex-collabos capitalistes" du sud vietnamien. A la réunion des deux Vietnam, les opposants non exilés ont été évincés, les entreprises réquisitionnées et les propriétés nationalisées, dépossédant les entrepreneurs et les terriens au profit des sympathisants du Parti.
Mon aller-retour vers le Cambodge me fera sillonner par deux fois le Mékong et son delta, un dédale de rivières, de champs et de canaux, sorte de labyrinthe où s'orienter devient un vrai fiasco.
Je passe quasi inaperçue à travers le fourmillement des quais de transbordement, des marchés couverts et des ateliers d'artisans, et deviens avec mon vélo chargé une vendeuse parmi d'autres à qui on vient demander quelles marchandises je peux bien proposer.
Pains de glace, jarres d'eau potable, casiers à canards, mâchefer, paille en ballots, sable, son de riz... L'essentiel des produits est acheminé par barges, et me fait mesurer l'enjeu géopolitique des récents barrages chinois que le Laos a laissé s'installer sur les affluents du grand Mékong.
Je me laisse porter par l'incessante légèreté du peuple Viet. Chaque jour réserve sa surprise et ses éclats de rire. Le serveur qui sert le riz avec son casque de moto par oubli depuis qu'il est revenu du boucher, le jeune à moto qui cale son pied sur mon vélo pour mieux me pousser dans l'unique côte du delta, la vendeuse de soupe qui s'essaie avec moi au tanaka...
Le ridicule ne tue pas, et l'incongruité est accueillie comme du petit lait.
Chants de coqs incessants, karaokés et mariages arrosés, propagande dans les hauts-parleurs... Mes nuits blanches dans les campagnes vietnamiennes se cumulent et me découragent à demander l'abri chez l'habitant. Je m'accorde la croyance en une simple et répandue fraternité, et m'en remets de nouveau aux temples et églises, offrant quiétude et accalmie nocturne. Prêtres, moines et dévots se relaient et, malgré l'interdiction d'accueillir l'étranger, les Vietnamiens redoublent d'enthousiasme, prennent le risque de contrer la loi, m'offrant les plus belles soirées.
Je ris avec la none boudhiste qui m'accueille devant un loto animé en chanson par un groupe de travestis au parc d'attraction en pleine nuit ; Je découvre une pièce arrangée par le jeune moine pour m'y faire coucher, bouteille d'eau, gâteau et petits souvenirs à côté de ma natte à coucher ; J'admire la prouesse d'une nonagénaire qui me chante la Marseillaise et des contines françaises en me balançant sur un fauteuil à ses côtes avant de se coucher...
Les Vietnamiens m'offrent des souvenirs toujours plus insolites, comme pour me tisser la couverture suprême d'une errance qui arrive à échéance.