Port de Kawthaung, le 25 novembre 2018
Après deux arrêts aux douanes au beau milieu de l'estuaire qui fait frontière, je débarque dans la cohue portuaire de Kawthaung, à l'extrême sud de la Birmanie. Tout aussi discret que celui côté thaïlandais, je trouve enfin le guichet de l'immigration et reçois mon tampon birman de 28 jours.
Ayant été informée de la difficulté de la route à venir (désert de palme au relief des plus éprouvants), je m'en remets au bus me permettant d'économiser une semaine de pédalage pour la consacrer à un monastère près de Yangon, l'ancienne capitale birmane.
Ville de Myieck.
Épuisée par les douze heures de bus rocambolesques sur une route sinueuse et exténuante, je m'octroie quelques nuits en guesthouse pour reprendre pied.
Le soleil se couche sur la mer d'Andaman, et les moines entonnent la prière du soir.
Comme le code l'impose, je déambule pieds nus autour de l'ancienne stupa qui surplombe la vieille ville, observant les religieuses révérences et les pieux rituels birmans. En contrebas, les enfants moines psalmodient les mantras et autres prières bouddhistes, au rythme inlassablement répétitif mais dont émane une surprenante quiétude.
Je m'engage sur cette unique route asphaltée du sud birman qui n'est ouverte aux étrangers que depuis peu.
D'un soir à l'autre, aucun refus ne m'est adressé et tous les efforts sont déployés pour m'assurer l'hospitalité dans les temples de campagne, où une femme seule peut difficilement séjourner. Les moines appellent les femmes du village pour venir dormir avec moi ou sollicitent leurs dévots pour m'accueillir chez eux.
Malgré le récent relâchement suite à la dissolution de la junte en 2011 et d'une nouvelle liberté d'expression (après 50 ans de dictature militaire), les responsables locaux sont encore sur le qui-vive et craignent des sanctions contre toute entorse à la loi. Chef du village, policier, ou officier de l'immigration viennent ainsi rendre une visite nocturne à ceux qui m'accueillent et à qui, me rassure-t-on, je ne fais courir aucun danger...
Des temples aux églises en passant par les familles, je découvre ainsi le quotidien des éthnies du Sud birman.
Totalement absent des campagnes ne disposant d'aucun accès à l'électricité ni de soins de santé, l'Etat détient par ailleurs le monopole de l'exploitation d'îles et de vastes massifs forestiers sous contrôle de l'armée (or, minerais, opium...).
Les populations se retrouvent prises dans un étau - entre l'armée officielle, les milices rebelles et les seigneurs de la drogue et des pierres précieuses - fuyant des étendues de jungle encore minées par les conflits et s'en remettant aux grandes entreprises d'huile de palme et de latex.
La Chine est le principal investisseur étranger en Birmanie, particulièrement dans les industries et les banques, et exporte en masse les ressources naturelles (latex, palme, poisson, bois, pierres précieuses...).
La Birmanie est le carrefour entre l'Inde et l'Asie du Sud-Est, à la porte d'une Chine qui a déjà assis son influence, mettant les tentatives démocratiques à l'occidentale passées sur la touche.
La surveillance absolue et l'omniprésence militaire en Birmanie me rappelle ainsi ces dictatures capitalistes à la sauce "co-co" de Chine et de Russie.
Quêtes massives en bord de route et courriers d'appel à donation pour les temples ; statue militaire dans l'enceinte d'un monastère ; temples gigantesques avec route asphaltée et base militaire adjacente, ordre de la police de me loger dans un temple bouddhiste à la place du couvent catholique...
Je découvre combien le peuple birman est enserré entre l'ordre moral traditionnel prôné par les moines d'un côté, et le totalitarisme étatique de l'autre. La foi boudhique semble être utilisée sans limite pour tenir une population qui adresse un incommensurable respect pour les moines. L'armée et l'Etat semblent financer et superviser le développement religieux avec des moines dans l'ombre qui doivent choisir entre la rébellion à leurs risques et périls, ou la collaboration afin de ne pas perdre le confort et les avantages qui leur sont octroyés (voiture, air conditionné, portable...). Si depuis la nuit des temps, "l'habit ne fait pas le moine", cette triste triptyque gouvernement/ armée/ bouddhisme, dissuade de la remise en cause de l'ordre d'établi et met à mal l'éthique bouddhiste.
Dans ce genre de régime où la robe cache le fusil, les pauvres fidèles se retrouvent contraints et forcés de financer le système et perpétuer ainsi leur propre asservissement.
Le soleil se lève sur le Bouddha couché dont la silhouette s'affine sous le papier de verre des ouvriers. A la mode birmane, je mets mon thanaka et entretien ma "jaunisse anti-coup de soleil" qui fonctionne à merveille. Je quitte les birmans de passage encore assoupis sur le parquet du temple, et cadence le rythme pour me rapprocher de l'ancienne capitale.
Monastère Thabarwa de Thanlyin, Province de Yangon, le 10 décembre 2018
Le chemin serpente à travers un bidonville avant de déboucher au cœur du monastère. Je fournis les détails de mon identité au bureau administratif avant de rejoindre les dortoirs des volontaires.
6h30. Nous montons dans la camionnette avec seaux et gamelles pour assister les moines dans leur aumône matinale quotidienne.
Pieds nus dans les rues des faubourgs de Yangon, je suis les moines en file indienne, et réceptionne avec d'autres volontaires les assiettes de riz, de légumes, de soupes et autres mets cuisinés, que les dévots offrent avec un profond respect, et que nous partagerons de retour au monastère.
Alors que le nombre de victimes du dévastateur tsunami ne cessait d'augmenter, le moine Ashin Ottamasara créa ce lieu en 2007, afin de permettre à tous ceux dans le besoin (moral, financier, physique, ou social) de retrouver une santé physique et spirituelle, en se consacrant aux enseignements du Bouddha, et en pratiquant les "bonnes actions boudhiques" (générosité, moralité et méditation), loin de l'attachement et de l'appartenance matérielle.
Le monastère est aujourd'hui un asile inconditionnel, sans discrimination ni restrictions de nombre, de durée, d'âge, de statut social, d'état de santé ou de religion.
La totalité du lieu fonctionne sur donation et sur volontariat, permettant d'offrir le gîte, le couvert et les soins de première nécessité à tous.
Ce qui n'était qu'un médiocre abri de tôle et de bambou dix ans plutôt est devenu un village qui accueille 600 nones et moines, 200 volontaires birmans et 4000 yogis comprenant des personnes âgées, des infirmes, des malades mentaux, des sans-abris, des aveugles, des sourds, des personnes atteintes de tuberculose ou du VIH, etc... ainsi que celles qui ont choisi de quitter leur confort, leur travail et leur maison pour œuvrer à cette vie communautaire où le travail intérieur et l'entraide sont au cœur des préoccupations.
Jour après jour, je prends part aux différentes activités prises en charge par les volontaires internationaux, et découvre la magie collective qui fait tenir cette tour de Babel en équilibre, où chacun fait ce qu'il peut : un unijambiste guide un aveugle, et un cul-de-jatte sur une planche à roulettes ramasse ce que le tétraplégique a fait tomber...
Démunis de connaissances médicales suffisantes, et devant composer avec des moyens dérisoires, nous faisons face à cette misère à ciel ouvert avec une mystérieuse placidité.
Avec du matériel de bric et de broc, nous faisons au mieux pour assurer une dignité aux résidents, et stabiliser l'état de santé des malades et des handicapés. Nous amenons les invalides au milieu de la cour encore ensoleillée pour les laver à l'eau du puits, ou devant une pagode le temps d'une prière. Nous faisons refaire inlassablement les exercices de physiothérapie et changeons les pansements de blessures ou d'escarres qui viennent et repartent.
Tout est bancal, mais tout fonctionne, bon-an mal-an.
Pourtant, du matelas gonflable en panne sous celui qui a les hanches cassées, à l'escarre d'une jeune schizophrénique allongée inconsciente sur des palettes dans une cabane en tôle fermée à clé, en passant par une morsure démesurée dans un pied hyper-gonflé d'un nouvel arrivant...
Je n'aurais pas cru devoir faire face à un tel sentiment d'impuissance.
La goutte dans l'océan.
Mon visa tire sur sa fin, et je ne dois plus tarder à rebrousser chemin vers la frontière thaïlandaise.
Sur les conseils d'un autre volontaire, et préférant m'octroyer quelques jours de transition avant de reprendre l'itinérance, je m'arrête dans le centre de Yangon pour aider un américain dans son projet de musée sur l'ambre birmane, et qui possède une collection incroyable d'inclusions de lézards, de fleurs, d'araignées, de tiques, de fourmis, de fougères..., piégés dans la sève d'arbres du Crétacé, il y a 99 millions d'années.
Je suis mon collectionneur au marché Bogyoke Aung San, où je découvre un tout autre visage du monde birman : celui du business des pierres précieuses.
Tel un "Professeur Tournesol", il sort sa mini-loupe pour expertiser les dernières trouvailles que de pauvres revendeurs tirent de leur sac en bandoulière, alors que se succèdent autour de nous les boutiques mafieuses d'or, de jade, de rubis et de diamant, "autorisées par le gouvernement".
Drôle de transition...
Kawkareik, le 22 décembre 2018
Le moine allume les bougies devant les statuts de Bouddha.
Je repense à ceux que j'ai pu rencontrer, oppressés ou asservis, à qui il ne reste plus que le sourire dont ils savent se servir bien mieux que nous.
Je m'endors bientôt dans la pénombre de la pleine lune d'une rare grandeur, éclairant encore un peu les souvenirs que j'emporte de cette profonde et singulière itinérance birmane. 28 jours seulement. Je n'avais jamais touché une telle réalité en si peu de temps. De mes yeux, de mes mains, de mon cœur...